Jean-Paul SARTRE

au Havre et à Paris dans les années trente et quarante
Le lundi 24 janvier 2005.

Alors qu’elles sont pour Malraux, Gide, Martin du Gard, Duhamel, Bernanos, Aragon, Nizan, etc. les années du succès grandissant (et, souvent, de l’engagement politique), les années trente sont pour Sartre celles des tentatives laborieuses et de l’angoisse, pour lui qui est si pressé d’« arriver ».
Entre 1931 et 1936, il est professeur de philosophie au Havre et habite l’hôtel Printania (dans le triangle de la rue Charles Laffitte).
En 1933-34, il est à l’Institut français de Berlin. Il se plonge dans Husserl, qui sera son cheval de bataille jusqu’à la guerre. Absorbé par son travail de recherche et estimant que le nazisme s’éteindra aussi vite qu’il est apparu, il est alors spectateur non-engagé. Il écrit aussi La Nausée (titre initial : Melancholia).

À la rentrée 1937, il devient professeur au lycée Pasteur à Neuilly et son premier livre est édité : La Nausée est publiée en 1938 et Le Mur début 1939. Le succès est immédiat. La Nouvelle Revue Française et Europe sollicitent ses articles.

Mobilisé en 1939, il est fait prisonnier de guerre. Relâché en 1941, il retrouve son poste au lycée Pasteur et s’installe avec Simone Beauvoir à l’hôtel Mistral, derrière la gare Montparnasse. Il est nommé en automne 1941 professeur de khâgne au lycée Condorcet, où il assure trois demi-journées d’enseignement hebdomadaire jusqu’en 1944.
Son adhésion au Comité National des Écrivains est refusée en 1941 car il est suspect aux yeux des résistants, et peut-être son amitié passée avec Paul Nizan, qui a rompu avec le PC en 1939, ne lui porte t-elle pas chance. Sartre adhère avec succès deux ans plus tard.

En 1943, Beauvoir et Sartre s’installent hôtel de la Louisiane, rue de Seine. En juin est publié L’Être et le néant. Les Mouches et Huis-clos sont jouées en mai 1944. Fin juin, Sartre décide de ne plus se consacrer qu’à l’écriture. En parallèle, il écrit aussi bien pour Comœdia [1] que pour Les Lettres françaises clandestines. En août 1944, il est avec Camus le héros de la presse libre, parcourant les rues de la capitale et faisant pour le journal Combat le récit de la Libération (quelques semaines plus tard, il sera envoyé spécial du Figaro aux États-Unis).
Il expliquera plus tard (entre autres dans Situations en 1976) que son ambition jusqu’à la guerre était d’être « l’homme seul » et libre qui vit en-dehors de la société, écrit envers et contre tout, et en particulier contre la bourgeoisie.

La guerre le transforme donc en « écrivain engagé ». Engagé comment ? Il crée au printemps 1941 le groupe clandestin « Socialisme et liberté » avec Beauvoir, Merleau-Ponty, Jean-Toussaint et Dominique Desanti [2], Jean Kanapa, des étudiants de l’École normale… À l’époque, les communistes se sentent encore muselés par le pacte germano-soviétique, qu’Hitler rompt en juin 1941.
Le groupe « Socialisme et liberté » tient ses réunions dans des chambres d’hôtels ou à La Closerie des Lilas. En juin 1941, il regroupe une cinquantaine de personnes.
En août, Sartre et Beauvoir vont chercher le soutien de deux André : Gide à Grasse et Malraux au Cap d’Ail, près de Saint-Jean-Cap-Ferrat. Mais Gide est indécis et Malraux pas encore prêt. La déception et le découragement sont-ils trop grands ? « Socialisme et liberté » disparaît rapidement. Sartre se dit alors qu’à défaut de résister activement, il va écrire. De ce point de vue, l’année 1943 est, on l’a vu, fructueuse. Au printemps 1943, il se rapproche de Pierre Kaan, du Comité National de la Résistance, venu à Paris créer des groupes de sabotage, les groupes AGATE. Ces groupes sont démantelés par les allemands en 1943, et les velléités résistantes de Sartre disparaissent avec eux à la fin de cette année.

Auteur de « théâtre résistant » ? Il le prétend après la guerre : Le véritable drame, celui que j’ai voulu écrire, c’est celui du terroriste qui, en descendant des Allemands dans la rue, déclenche l’exécution de cinquante otages, écrit-il dans Un théâtre de situations au sujet des Mouches. Sur le coup, si la presse collaborationniste critique ses pièces, rares sont ceux qui y voient un message contre l’occupant. Il est vrai que Michel Leiris, écrit (anonymement) la seule critique favorable parue dans Les Lettres françaises sur une pièce jouée pendant l’Occupation : Les Mouches. Pour qui veut le comprendre, cette pièce défend effectivement la liberté de l’individu dans le cadre d’un régime d’oppression et critique le « méaculpisme » du pouvoir de Vichy qui se repend des « fautes » de la fin de la Troisième république. Quant à Huis clos, la pièce est tantôt critiquée, tantôt appréciée par la presse officielle.

Cependant, une surprise récente n’aide pas à faire de Sartre l’incarnation de l’écrivain engagé en temps de guerre. Pendant le procès Papon, Jean Daniel révèle dans un éditorial du Nouvel Observateur en octobre 1997 qu’à la rentrée 1941, Sartre a pris la place au lycée Condorcet d’un professeur juif révoqué. Ingrid Galster explique dans Les Intellectuels et l’Occupation [3] que Sartre ne devait pas ignorer la raison de l’éviction de son prédécesseur, ce qui ne l’a pas empêché d’accepter ce poste qui lui demandait moins de travail qu’au lycée Pasteur et lui permettait de mieux se consacrer à l’écriture. On constate que les protestations contre les évictions d’enseignants juifs ne furent pas légion. Sartre ne fait donc pas tellement exception, ni en mieux ni en pire. Mais, n’en déplaise à Bernard-Henri Lévy, rien n’obligeait Sartre à se faire après la Libération un chantre de l’engagement en tout temps et en tout lieu de l’écrivain. La vogue de l’existentialisme se situe dans l’immédiat après-guerre, période pendant laquelle le souvenir des atrocités vécues permet difficilement aux opinions « non-existentialistes » de s’exprimer. Sartre théorise l’engagement de l’intellectuel dans Les Temps modernes dès la fin 1945, alors que les procès de l’épuration sont lancés… Vladimir Jankélévitch est-il loin de la vérité lorsqu’il voit dans la non-résistance active de Sartre entre 1941 et 1944 une explication de ses combats ultérieurs ?

Petite bibliographie
Les Intellectuels et l’Occupation 1940-1945. Collaborer, partir, résister. Albrecht Betz, Stefan Martens. Editions Autrement, 2004.
Jean-Paul Sartre. Annie Cohen-Solal, Folio Gallimard.

[1] Comœdia entretient une ambiguïté calculée. Lorsque la NRF dirigée par Drieu perd peu à peu ses auteurs, Paulhan en redirige certains vers Comœdia, qui accueille ainsi des signatures d’écrivains moins compromis avec l’occupant que dans d’autres revues. Selon Beauvoir, Sartre n’y écrit qu’une critique de la traduction de Moby Dick et décide ensuite de cesser sa collaboration. En fait, il y écrit au total trois articles.

[2] Qui font en juillet 1942 du porte-à-porte dans la rue des Rosiers pour prévenir des rafles les familles juives, et passent au PC et à la lutte armée en 1943.

[3] Editions Autrement, 2004.



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