Les passants qui s’arrêtent un moment devant la plaque du 1 bis rue Vaneau ne devinent pas l’activité fébrile qui s’y déroule au milieu des années trente.
Devant le péril nazi, Gide délaisse alors l’écriture pour s’investir dans l’action politique. Le sixième étage de l’immeuble, qu’il occupe depuis 1928 [1] , résonne de réunions, de travaux de secrétariat (jusqu’à quatre secrétaires en 1935 !), de rendez-vous, tout cela au milieu de la petite cour qui entoure l’écrivain : Maria Van Rysselberghe, "la petite dame" (un mètre cinquante), confidente et biographe [2] de Gide, qui habite l’appartement face au sien ; Elisabeth, fille de Maria, Catherine, fille d’Elisabeth et de Gide née en 1923, Pierre Herbart, ami de l’écrivain qui a épousé Elisabeth et qui, en 1935, en pleine terreur stalinienne (surtout depuis la mort de Kirov en 1934), passe huit mois à Moscou.
Une absente de taille : Madeleine, femme de Gide, qui vit surtout dans le château de Cuverville en Normandie (elle décède en 1938 ; il décèdera en 1951 dans l’appartement de la rue Vaneau).
Gide, comme nombre d’intellectuels de son époque, pense que l’Union Soviétique est le rempart contre le nazisme dont ont besoin les faibles démocraties, et qu’elle est de toute façon le pays de l’avant garde et de la culture populaire.
Dans l’entre-deux guerres, il connaît une renommée que l’on imagine mal aujourd’hui [3]. Il est cofondateur de la Nouvelle Revue Française en 1908 (qui devient la Librairie Gallimard en 1919), auteur prolixe, lu et traduit ; intellectuel à la fois sage et d’avant-garde qui encourage après-guerre les dadaïstes et les surréalistes, bourgeois et homosexuel (on accuse aussi ses oeuvres de pervertir la jeunesse), ouvert sur le monde : il a œuvré en 1914-1915 pour les réfugiés belges et français chassés par l’avancée des allemands ; et depuis son voyage au Congo en 1926, il dénonce le système colonial.
En 1932, il rend publics dans la Nouvelle Revue Française des extraits de son Journal qui louent l’URSS. C’est le premier pas, suivi bientôt par des participations à des rencontres antifascistes diverses et variées. Il soutient le congrès contre la guerre d’Amsterdam en 1932, sans toutefois faire le déplacement. La même année, il patronne l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR) et sa revue Commune.
Le 4 janvier 1934, le voilà à Berlin avec Malraux pour tenter d’obtenir auprès de Goebbels la libération du communiste Dimitrov, accusé d’avoir incendié le Reichstag puis innocenté.
Entre autres meetings politico-littéraires, il participe le 23 janvier 1935 à une rencontre de L’Union pour la vérité, 21 rue Visconti, sur le thème « André Gide et son temps » [4].
Les premiers mois de l’année 1935 sont bien occupés par la préparation du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, qui se déroule au Palais de la Mutualité du 21 au 25 juin et que président Malraux et Gide.
Aux yeux d’Herbart, de Schlumberger [5], de Martin du Gard et de ceux qui connaissent Gide, son engagement semble fragile. L’écrivain avoue lui-même dans son Journal, au début des années trente : « Je n’entends rien à la politique. Si elle m’intéresse, c’est à la manière d’un roman de Balzac. » Il se promène avec Le Capital en poche, mais aborde la discipline en esthète et en moraliste.
La dernière grande étape de ce parcours est encore à venir. Au cours d’une discussion avec Ilya Ehrenbourg en août 1935 chez son ami Louis Guilloux à Saint-Brieuc, germe l’idée d’un voyage en URSS. C’est Ehrenbourg surtout qui souhaite ce voyage. Il le regrettera beaucoup. Gide part pour la patrie des prolétaires de tous les pays en juin 1936 - au début du Front populaire - avec Herbart, Guilloux, Eugène Dabit et Jacques Schiffrin. Voyage de circonstance, puisque le 19 juin, lendemain de son arrivée, Gorki meurt.
La mort de Dabit provoque le retour de Gide fin août, au moment où se déroule le premier des "procès de Moscou", celui de Kamenev.
Son Retour d’URSS sort en novembre, reconnaissant ses erreurs passées. Le livre, publié contre l’avis de Malraux et d’autres amis, explose comme une bombe en pleine guerre d’Espagne. Gide, de "compagnon de route", devient la bête noire des communistes. Son livre est son succès le plus important. En 1937, il est traduit en quatorze langues.
Autres demeures
Les autres adresses parisiennes de Gide :
9 rue de Médicis (actuellement 2 place Edmond Rostand) de 1869 à 1875,
2e étage du 2 rue de Tournon de 1875 à 1883,
4e étage du 4 rue de Commaille, jusqu’à 1897,
5e du 4 boulevard Raspail, jusqu’à 1903,
10 boulevard Raspail jusqu’à 1905,
18 bis avenue des Sycomores (villa Montmorency) de 1906 à 1928. La villa, construite par Louis Bonnier, architecte en chef de la Ville de Paris, ne lui plaisait pas.
A Uzès, la maison du grand-père de Gide était située 7 boulevard des Alliés et la maison natale de Charles, oncle de Gide, place Saint-Etienne. Le musée Georges Borias à Uzès présente une salle André Gide.
Visitez également nos pages sur Gide à Cuverville et à La Roque-Baignard.
Petite bibliographie
La Rive gauche. Herbert Lottman. Point Seuil.
Libertad ! Dan Franck. Grasset.
Retour de l’URSS, suivi de Retouches à mon retour de l’URSS. André Gide. Idées Gallimard n°396.
Protée et autres essais. Simon Leys. Gallimard.
Sur Internet
[1] Dans un inconfort révélateur : il n’y a pas d’abat-jour aux lampes, la décoration laisse à désirer… Gide, éternel vacancier, libre de toute contrainte, passe plus de temps dans des hôtels ou chez des amis que chez lui.
[2] A travers ses Cahiers.
[3] Simon Leys, reprenant des réflexions d’Herbart et de Martin du Gard, fournit une explication : ni l’un ni l’autre - pourtant ses plus proches amis - n’appréciait les livres de Gide. Ils aimaient l’homme malgré ses contradictions. Aujourd’hui, Gide n’est plus là pour se faire aimer, et ses soixante livres n’y suffisent pas seuls.
[4] Ces rencontres étaient patronnées par la NRF et réunissaient un public fidèle autour de Gide, Malraux, Guéhenno, Saint-Exupéry, etc.
[5] Une réflexion de Schlumberger reprise par Simon Leys : "Après être resté sans aucune nouvelle documentation sur la Russie, [Gide] vient de lire "avec éblouissement" un ou deux livres sur le Plan de cinq ans, et le manque de nuance, de scepticisme avec lesquels sa sympathie se jette dans cette nouvelle direction démontre une fois de plus [son] éternelle adolescence[…]. Mais on est un peu gêné par cet enthousiasme sommaire chez un homme de soixante et un an et qui a fait preuve de tant de sagesse critique".