3e balade littéraire sur les pas de Dreyfus et Zola à Paris

De la gare du Nord à la rue du Temple
Le vendredi 9 septembre 2005.

(Suite de 1ère balade sur les pas de Dreyfus et Zola à Paris et 2e balade littéraire sur les pas de Dreyfus et Zola à Paris.)

Un secret bien gardé

Sous ce titre, l’historien des armées Jean Doise publie en 1994 un ouvrage qui éclaire les événements sous un autre jour en répondant à certaines questions : pourquoi Esterhazy n’a-t-il jamais été inquiété ? Pourquoi les soupçons de l’état-major général se sont-ils orientés vers Dreyfus à partir d’indices très vagues ? L’antisémitisme explique-t-il tout ? Pourquoi l’état-major se détermine-t-il entre début et fin octobre 1894 à « enfoncer » Dreyfus malgré l’absence de preuves, la presse n’intervenant dans l’Affaire de façon dramatique et décisive que fin octobre ? Pourquoi, s’il soupçonne Dreyfus mais ne possède pas de preuve certaine, ne le fait-il pas surveiller de près, comme il est de coutume dans pareil cas ?

La thèse (convaincante) de Doise soutient que l’affaire Dreyfus est une « intox » menée par le Service de renseignements, dans le dos de l’état-major, pour détourner l’attention des Allemands d’un secret militaire crucial : les avancées techniques de l’artillerie de l’époque, avec la mise au point, entre 1894 et 1900, du canon révolutionnaire de 75. Le « bordereau » met en effet l’accent sur le canon de 120, moins performant.
Esterhazy serait un agent téléguidé par Sandherr pour détourner - en particulier grâce au bordereau - l’attention des Allemands vers de fausses pistes. Dreyfus, par ailleurs accusé d’espionnage en Alsace par une dénonciation au printemps 1894 (dénonciation non fondée selon toute apparence, mais qui était pour Henry et d’autres la preuve que Dreyfus espionnait pour l’Allemagne, même s’il n’était pas l’auteur du bordereau), aurait été choisi comme fusible à la fois pour s’en débarrasser et pour renforcer la « couverture » d’Esterhazy.
Henry serait avec Sandherr à l’origine de la manipulation, le premier s’inspirant fortement du feuilleton Les Deux frères paru dans le très populaire Petit Journal durant l’été 1894. Ce feuilleton est l’histoire… d’un capitaine arrêté pour espionnage sur la foi d’une lettre contrefaite ! Ce serait donc Sandherr qui aurait demandé à Esterhazy de se vendre aux Allemands. Schwartzkoppen, sachant Dreyfus innocent, se serait tu pour ne pas griller « son » agent Esterhazy et pour ne pas révéler à son ambassadeur qu’il avait agit contre ses consignes.
Le général Mercier n’est pas mis dans la confidence par Sandherr. Craignant sans doute que Dreyfus ait effectivement trahit ou puisse trahir, Mercier décide de le mettre définitivement hors d’état de nuire.

Cela n’enlèverait rien au mérite de Dreyfus - qui, malgré les calomnies à son encontre, n’a jamais accusé ni l’armée, ni l’Église, ni le pouvoir -, de Picquart - personnage en demi teinte, qui n’éprouvait pas pour les Juifs de sympathie particulière mais a fini par sacrifier sa carrière à la défense de la vérité -, de Zola et des dreyfusards. Tous se seraient cependant trompés de cible en accusant l’état-major et l’antisémitisme (certes réel, mais moins déterminant dans un premier temps), alors que c’est la Section de statistiques - et seulement quelques-uns de ses éléments - qui serait à l’origine de la manipulation.


Notre troisième et dernière balade sur les pas de Zola et Dreyfus à Paris nous mène de la gare du Nord à la rue Réaumur.

1) Le 45 rue de Chabrol est le siège-blockhaus de la Ligue antisémite de Jules Guérin. C’est, sauf erreur, le bâtiment que l’on peut encore voir aujourd’hui à cette adresse. La justice lance un mandat d’arrêt contre lui le 15 août 1899. Il se retranche ici avec ses acolytes, comme le raconte Georges Bernanos dans La Grande peur des bien-pensants. Ils se rendent après quarante jours de siège.

2) Avant l’issue de son second procès pendant l’été 1898, Zola s’éclipse discrètement de son domicile de la rue de Bruxelles, échappant à la surveillance de la police pour rejoindre la gare du Nord, direction l’Angleterre.

3) En mars 1898 est publié Paris (publié en feuilleton dans Le Journal entre octobre 1897 et février 1898), roman utopiste de Zola qui fait de la capitale, au milieu des convulsions humaines, le berceau d’une nouvelle humanité. Montmartre est le décor de plusieurs moments du récit, et en particulier une « maison-caserne » rue des Saules et une « maison-phalanstère » près du Sacré-cœur.

4) La Ligue antisémite de Drumont s’installe à ses débuts au rez-de-chaussée du 48 rue Lepic. Bernanos en dresse dans son ouvrage cité ci-dessus un portrait enthousiaste.

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21 bis rue de Bruxelles.

5) Zola habite le rez-de-chaussée et le 1er étage du 21 bis rue de Bruxelles entre 1889 et sa mort en 1902. Il est familier du quartier, puisqu’il a par exemple vécu 1 rue Moncey (rue Dautancourt) en 1867-1870, 14 rue La Condamine en 1869-1874, 21 rue Saint-Georges (19 rue des Apennins) en 1874-1877, 23 rue de Boulogne (rue Ballu) en 1877-1889. Signalons aussi que, si le café Guerbois n’existe plus 11 avenue de Clichy, un panonceau en garde le souvenir. C’était le lieu de rendez-vous favori de Manet, de ses collègues artistes et de leurs amis écrivains - dont le voisin Zola - entre 1865 et 1875. C’est dans sa salle en sous-sol que se théorise l’impressionnisme naissant. Degas et Cézanne y croisent Monet, Renoir et Pissarro. La guerre de 1870 disperse en partie cette communauté. Zola le décrit sous le nom du Café Baudequin dans L’Œuvre.

6) Maurice Barrès habite 14 rue Chaptal en 1886 et 8 rue Caroline en 1891. Combien de fois j’étais venu frapper le matin à sa maison à lui, rue Caroline, tout près de la place Clichy. Je le trouvais tout en haut de son petit hôtel de peintre, dans l’atelier qu’il avait transformé en bibliothèque. Je tombais au milieu de la leçon d’armes qu’il s’imposait chaque matin, et qu’il était ravi d’interrompre. Il disait au prévôt : "Alors, à demain…" et à moi : "Allons, asseyez-vous, qu’avez-vous fait cette semaine ?" [1].

7) Alexandrine Zola s’installe 62 rue de Rome après le décès de son mari en 1902. Stéphane Mallarmé vit 89 rue de Rome à partir de 1875. Il préfère rester à l’écart de l’affaire Dreyfus.

8) Dans L’Argent, la Banque universelle de Saccard, à son apogée, se fait construire un magnifique palais rue de Londres, qu’elle occupe jusqu’à sa chute.

9) L’intriguant Saccard loue un appartement dans l’hôtel d’Orviedo, rue Saint-Lazare. Il remarque rapidement la jolie Mme Caroline, qui habite au-dessus et devient sa compagne dans la vie et en affaires. Saccard installe bientôt ici le premier siège de la Banque universelle, qui tiendra aussi des assemblées générales rue Blanche.

10) Zola loue 3 rue du Havre un appartement pour Jeanne Rozerot en novembre 1897.

11) Toujours dans L’Argent, le banquier juif Gundermann habite un immense hôtel rue de Provence. Bourreau de travail, il refuse de s’associer à Saccard et lui prédit la faillite. Il fera plus que récupérer sa mise dans la débâcle de la Banque universelle.

12) La Revue blanche a ses bureaux 1 rue Laffitte. Comme il le raconte dans Souvenirs sur l’Affaire, Léon Blum et ses collègues s’y retrouvent chaque fin de journée aux temps forts de l’Affaire. Mirbeau et Jules Renard se joignent souvent à eux.

13) Le 12 janvier 1898 au soir, une conférence de rédaction réunit dans les bureaux de L’Aurore, 142 rue Montmartre, Zola, Ernest Vaughan, Bernard Lazare, collaborateur régulier, Joseph Reinach et Georges Clemenceau, éditorialiste du journal depuis 1897 [2]. Zola lit le texte de J’Accuse (le titre est proposé par Clemenceau), pour une publication le lendemain. Clemenceau est alors convaincu de l’irrégularité du procès de 1894, mais pas encore tout à fait de l’innocence de Dreyfus.

14) La Bourse, place de la Bourse, est le cadre des exploits et de la chute de Saccard. La question juive va se trouver au fonds de mon sujet, car je ne puis pas toucher à l’argent sans évoquer tout le rôle des juifs, écrit Zola en préparant L’Argent. Ce roman décrit l’ascension et de la chute finale, en 1868, de l’avide Aristide Rougon, déjà rencontré dans La Fortune des Rougon et La Curée et qui a changé son nom en Saccard. La spéculation organisée par Saccard se termine mal pour lui et de nombreux autres actionnaires, à l’image du krach de la catholique et royaliste Union générale [3] en 1882, qui entraîne la ruine d’une multitude de petits épargnants. Les bourgeois de l’Union générale ou de la Banque universelle sont catholiques, légitimistes, orléanistes ou bonapartistes. Ils rivalisent avec d’autres bourgeois, protestants ou juifs, et souvent républicains. Dans le roman, le banquier juif Gundermann abat, par sa conduite froide et logique des affaires, la Banque universelle que Saccard a bâtie sur la spéculation pure. Dans la réalité comme dans la fiction, les responsables et la masse des victimes du krach constitueront un vivier fertile d’opinions antisémites. En 1882, Rothschild et la « banque juive » sont accusés d’être à l’origine de la catastrophe. En 1868, l’opinion accuse Gundermann. Une manière pour les véritables coupables de détourner vers d’autres l’attention du public. Mme Caroline est, dans le roman, le porte-parole de Zola. Elle a cette réflexion : Pour moi, les Juifs, ce sont des hommes comme les autres. S’ils sont à part, c’est qu’on les y a mis.

15) L’agent de change Mazaud, auprès de qui Saccard cherche conseil, habite rue de la Banque.

16) Jean Jaurès est assassiné le 31 juillet 1914 au Café du Croissant, sis à l’angle de la rue Montmartre et de la rue du Croissant et fréquenté alors par toute la presse parisienne.

17) Saccard s’associe avec des hommes d’affaires pour monter le projet pharaonique de la Banque universelle, et avec entre autres Sédille, un fabricant de soie qui a ses bureaux rue des Jeûneurs, et le Juif Kolb, dont l’atelier de fondeur est situé rue Vivienne. Le « journal catholique en détresse » L’Espérance, que Saccard rachète, est basé rue Saint-Joseph. Zola est né 10 rue Saint Joseph en 1840 (plaque).

18) Comme cela apparaît à la lecture des articles de Jaurès dans La Petite république socialiste alors basée 111 rue Réaumur, les socialistes mettent un certain temps (jusqu’à fin janvier 1898) à se rallier à la cause dreyfusarde. Pour eux, le bourgeois juif est longtemps l’ennemi de classe. En août 1898, juste avant le suicide de Henry, Jaurès commence dans La Petite république la publication de ses Preuves. En 1904, il veut fonder un nouveau journal, vierge de toute compromission politique. Ce sera L’Humanité.

19) Le magnifique Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 71 rue du Temple (www.mahj.org), est une dernière étape idéale - et pas seulement parce qu’il dispose d’une sympathique cafétéria ! En attendant l’ouverture prochaine du musée Dreyfus à côté de la maison d’Émile Zola à Médan (www.maisonzola-museedreyfus.com), le musée du 71 rue du Temple est en effet le seul à présenter quelques objets uniques concernant l’Affaire, comme les galons et bandes de pantalon arrachés au capitaine lors de sa dégradation à l’École militaire (et déposés un jour sur le palier de sa fille, après la Grande guerre !), une photo d’ensemble représentant la scène, la montre à gousset de Dreyfus, le registre des gardiens chargés de sa surveillance à l’Ile du Diable, une affiche publique de 1896 comparant son écriture avec celle du bordereau et celle d’Esterhazy… On peut aussi voir dans la cour une grande statue du capitaine, réalisée dans les années 1980 par le dessinateur-sculpteur Tim à la demande du ministre de la culture Jack Lang. Elle devait être érigée dans la cour de l’École militaire, mais le ministre de la Défense d’alors (Charles Hernu) s’y opposa, alléguant que la cour n’était pas accessible au public…

[1] En décembre 1897, dans Souvenirs de l’Affaire. Léon Blum.

[2] Une accusation non fondée de Déroulède dans l’affaire de Panama l’a écarté de la députation en 1893. Clemenceau sera de retour dans l’arène politique en 1902 après avoir été élu sénateur.

[3] Qui inspire aussi Fromont jeune et Risler aîné de Daudet et Bel-Ami de Maupassant.



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Depuis l'Ile Grande (Joseph Conrad)