Sur les pas de Stevenson autour d’Origny-Sainte-Benoîte

Le vendredi 2 janvier 2004.
"Je pourrais compulser mes livres d'histoire, si vous y tenez beaucoup, et vous citer deux ou trois dates ... "
Robert-Louis Stevenson, Canaux et rivières.

Origny-Sainte-Benoîte, sur la voie de transit reliant Saint-Quentin à Vervins, aux confins de l’Aisne.
Une journée d’août, ordinaire, sous un soleil de plomb.
Une bourgade où l’on s’arrête tout au plus pour déjeuner ou s’abreuver.
Le spectacle, loin d’être grandiose, ne provoque pas l’étourdissement, ni ne vous plonge dans l’extase, comme Pétrarque dans l’ascension du Mont Ventoux.
Les brumes à mes pieds ne sont que des nuages de poussière soulevés par des camions tonitruant sur la route de Guise. L’air pourtant, sans ces particules en suspension, aurait pu être léger, le ciel, lumineux et limpide comme en Provence … dommage !
De part et d’autre de la rue centrale interminable, quelques commerces, des auberges accueillant les routiers fatigués, des maisons en briques, dans un alignement monotone.
Sur le pas d’une de ces portes, un individu sur une chaise roulante observe passivement le flot ininterrompu des véhicules cornant à tout rompre.
Un rituel que j’imagine répété chaque jour aux habituelles migrations.
La silhouette ressemble à l’un de ces vieux matelots cloués au port, privés de pêche à l’heure des marées.
L’ombre, du fond de son exil me scrute ; sans doute mon accoutrement de randonneur, à l’heure presque méridienne, l’intrigue …
Qu’allait-t-il faire dans cette galère ? pour aller où ? dans quel but ?
Je me sens suspect tout à coup, fripon pris en flagrant délit d’excentricité dans cette ville sans charme apparent, à l’écart des circuits pittoresques.

Il y a plus d’un siècle déjà, un jeune errant, malingre, tout droit sorti des brumes d’Ecosse débarque à Origny. Robert-Louis Stevenson et William Simpson effectuent un périple d’Anvers à Compiègne, sur les canaux et les rivières du nord. Les deux compères dans leurs canots à voile, " l’Aréthuse et la Cigarette" gratifient les riverains d’un spectacle insolite.
Leur vagabondage est rythmé par les passages aux écluses et les étapes dans de modestes auberges de province. Au fil de l’eau, des paysages au charme hollandais, livrés à la contemplation du futur auteur de l’Ile au Trésor et de son ami.
Mais, au-dessus de la ligne d’horizon, des nuages de mauvais augures s’amoncellent. Un "temps de chien" vient bientôt troubler la "Partie de Campagne" .

"Les pluies incessantes avaient grossi la rivière. De Vadencourt jusqu’à Origny, elle se mit à courir à une vitesse de plus en plus accélérée, reprenant du cœur à chaque mile et se hâtant comme si elle sentait déjà la mer …"

L’Oise qu’ils empruntent, se met à enfler dangereusement. Les panoramas flamands et français défilent vertigineusement. Les frêles esquifs, malmenés comme des fétus de paille, depuis Landrecies, s’emballent.

Malgré tout, les deux canotiers abordent les rives d’Origny, à la nuit tombée et au son des cloches.
"Les belles aventures ne sont pas celles que nous allons chercher au loin."
Le lendemain, le bourg carillonne gaiement à la résurrection du soleil. Un marchand ambulant et mélomane entonne un joli chant de France. Robert-Louis,remis de ses émotions, tisse des liens.
L’étrange équipage attire les badauds, les "sportsmen" du village, les enfants et les jolies "Grâces d’Origny". A l’auberge, l’atmosphère se déride, les expressions provinciales fleurissent, le vin pétille.
Robert-Louis ne veut pas ressembler à ces touristes cultivés et hautains ; il cherche à établir plutôt cette sympathie d’humeur avec les personnages de hasard, de son futur carnet de voyage. Le jeune romancier en herbe, cueille les anecdotes comme un gourmet. La voix est à l’unisson et l’oreille exercée comme le diapason de l’accordeur. Les valeurs du sentiment, plutôt que celles de l’érudition. Je lève l’ancre sur la route asphaltée . Sur ma feuille de route sont inscrits Vendeuil sur les bords de l’Oise et La Fère, ancienne ville de garnison, au bout de l’horizon.
Sur la piste de Stevenson… les jambes légères et le cœur nomade. Je suis en compagnie du voyageur dilettante, de mon barreur d’un jour, mais… on ne refait jamais le même voyage. Je descends la longue rue, en direction de Saint-Quentin. Quelques parterres floraux résolus à égayer l’endroit, puis le relais des routards "A la Bonne Franquette", pour les jours ordinaires. Je passe devant la gare muette ressuscitant pourtant, à l’heure estivale, grâce au train d’intérêt local. "L’Orient-Express" des Saint-Quentinois joyeux, qui ont payé pour voir défiler des paysages jusqu’à Origny, terminus du voyage. Circulez, aventuriers ! il n’y a plus rien à voir, dans cette gare aux vitres crevées, abandonnée à la tyrannie du temps. De l’autre côté du passage à niveau imaginaire, on a troqué les rails pour un sentier pédestre … des petits bonheurs désaffectés et livrés aux silencieux randonneurs.

"Et je me rappelle l’époque où je hantais moi-même les gares, regardant les uns après les autres les trains apporter leurs chargements d’hommes libres dans la nuit et lisant des noms de terres lointaines sur les horaires avec une indescriptible nostalgie."
Robert-Louis Stevenson, "Canaux et rivières".

Plus loin, j’aborde les imposantes "Sucreries et Distilleries Agricoles" avec, au flanc, le fameux canal de la Sambre à l’Oise emprunté par mes canotiers. "Il n’y avait de pittoresque que les grands ateliers sordides"
Devant moi, tout un univers de minarets picards, de coupoles, de colonnes où d’ordinaire, lors de la campagne d’hiver, les panaches de fumée, à l’odeur nauséabonde, jouent les girouettes. La sirène entame sa longue plainte, l’appel de la prière … Je cherche le village de Thénelles où reposent les guerriers soumis à la règle des "trois huit". Poursuite du circuit des friches industrielles. Alentour, des pylônes, des câbles électriques, des pipelines en suspension, des blocs de béton. Un vieil hangar délabré, aux colonnades imposantes, fait figure de vieux temple égyptien ; les pigeons, haut perchés sur les rebords des fenêtres, y jouent les vestales fidèles.
Je quitte ce "no man’s land" sans regret et m’achemine vers le village quasi désert où seuls le "Poilu" et une vieille grand-mère à l’affût du boulanger ambulant, m’accueillent près du café "Chez Yvette".
Yvette fait semble-t-il relâche. Robert-Louis et William, plus chanceux eux, quittent Origny au milieu de l’allégresse générale ; on acclame de toute part. Les curieux se pressent sur le pont pour assister au départ sur le "fleuve impétueux". Les plus véloces d’entre eux, courent le long de la berge, pour suivre un temps l’équipage, les jeunes filles retroussent leurs robes… et suivent en galopant "L’Aréthuse" et "La Cigarette".

"Les trois Grâces, [ …], furent les dernières à abandonner ; à ce moment celle qui était en tête grimpa sur un tronçon d’arbre et nous envoya un baiser. Diane elle-même, bien que cela relève plutôt de Vénus, n’eût pu faire geste plus joli avec plus d’élégance.
"Revenez !" lança-t-elle.
Et les autres de lui faire écho, et les collines autour d’Origny de répéter aussi :
"Revenez !"
Mais la rivière fit un coude dans un scintillement et nous restâmes seuls au milieu des arbres verts et de l’eau courante. Revenez ? On ne revient pas, mesdemoiselles, quand on est emporté par le fleuve impétueux de la vie."

A la sortie de Thénelles, après le terrain de football, je rejoins le chemin de halage qui longe le canal presque immobile.
L’Oise, nonchalante, serpente à ses côtés, s’écarte parfois, un peu boudeuse, en de brusques détours.
Derrière moi, au loin, la "Sucrerie d’Origny" et son romantique bassin de décantation qui ressemble, de manière très schématique, aux décors chevaleresques du romancier Walter Scott. Les hirondelles fantasques - mes "Grâces d’Origny" - décrivent des arabesques sur le ciel brumeux.

Ma trajectoire est plus rectiligne.
Je chemine à l’estime, en suivant le canal, mon guide … je m’offre le poète voyageur, en sortant, de temps à autre ses "Canaux et rivières". Je croise l’Oise dans sa fantaisie vagabonde. Le voyage, enfin ! pour le seul plaisir du voyage… appartenir pour un temps à la même confrérie, faire dériver sa vieille jeunesse.
Aller quelque part … qu’importe, pourvu qu’il y ait l’ivresse, que l’on sente "sous ses pieds le granit terrestre, avec, par endroit, le coupant du silex…"

Écluse n°26
La piste du désert devant moi, une ligne droite bitumée, un décor répété à l’identique, les yeux plus vite fatigués que les jambes.
L’armée des frênes au garde-à-vous, dans cette opulence de verdure, ce ciel bleu d’où s’effilochent quelques nuages cotonneux. Sur le côté, le canal délaissé et alangui, fertilise mon imaginaire… je pense aux scènes du peintre Corot sur les bords de la Marne, à ses peupliers argentés vus sur les boîtes de chocolat.
Au fil de l’eau… laisser flotter ses idées, effleurer des pensées… sans réfléchir.

Mais une ombre étrange, découpée sur l’horizon, vient interrompre ma douce croisière sur la trajectoire rectiligne ; un vieil homme, l’air absent, tourné vers un ailleurs, nourrit encore une fois mon imagination. Je subodore un candidat au suicide… mais que faire alors de son vélo ? l’emportera-t-il avec lui dans les profondeurs abyssales ?
Le doute me hante, je dépasse le solitaire, presse le pas. Nos regards ne se croisent pas. Un peu plus loin… dernier coup d’oeil sur l’homme à la bicyclette figé dans l’éternité. De sombres pensées m’assaillent… la photo du disparu dans la feuille locale… le regret de ne pas avoir retenu sa chute… épargné le vélo…
Bientôt l’écluse n°27 , à l’horizon les lignes élancées d’un silo à grains, la seule éminence du trajet posée là pour avertir le chaland perdu dans les brumes du nord.

Écluse n°27
Mes remords se dissipent : "Fausto Copi", de retour, a renoncé à rejoindre le "Cimetière des éléphants".

Dans les tourbillons ocre de l’Oise,"L’Aréthuse" pivote sur lui-même, Robert-Louis éprouve aussi les affres de l’enfer. La "mort aux trousses", l’écossais s’agrippe à l’arbre du salut.
"On ne peut s’imaginer, à moins d’en avoir fait l’épreuve, quelle puissance massive une rivière peut opposer à la volonté de l’homme. La Mort elle-même m’avait saisi par les pieds, car c’était là sa dernière embuscade et elle devait prendre part à la lutte…"

Écluse n°28
… de Sissy, "if you please !".
Les mêmes écluses, aux manœuvres automatisées et toujours cette impression de solitude. De l’autre côté de la rive je devine Ribemont où Condorcet vit le jour. L’ombre du philosophe plane sur les parcelles d’eau de la vallée de l’Oise. Précurseur solitaire, il rêvait d’un autre monde, d’un meilleur sort pour les paysans du coin embourbés dans les marais, il osait imaginer le droit de vote des femmes, mais les fleuves et les rivières mettent du temps à charrier les idées. Le Pont Canal de Chatillon-sur-Oise Long intervalle d’un kilomètre et trois cent soixante dix sept mètres. Marcher avec cette certitude de l’arpenteur ou de l’ingénieur des Ponts et Chaussées.
Des indications kilométriques pour lever les doutes et fixer des limites à l’espace et au temps … La Fère à environ "sept miles" … avec vos "Bottes de Sept lieues", la trajectoire fixée par des "Petit Poucet" géomètres …

Écluse n°30
… entrée dans le village de Mézière-sur-Oise.
L’escale à "l’hôtel Robinson" me renvoie à l’autre romancier de ma jeunesse. Le lieu possède des atouts touristiques indéniables : mini golf, parc d’attraction , jardin paysagé, bar, salle de réception et musique d’ambiance diffusée par des hauts parleurs. Mais, pas une âme qui vive sur les escarpolettes désuètes, sur les chevaux à bascule.
A l’intérieur, le sémillant aubergiste me narre les récentes crues de l’Oise : luttes inégales, débâcles, cauchemars des hivers humides et répétés que seul l’été dissipe. Je remonte avec lui jusqu’à la source, jusqu’à Chimay. Vous prendrez bien une bière … ? Des noms et des terres de légende défilent : la "botte du Hainaut", la Thiérache et ses églises fortifiées dominant la rivière naissante aux méandres multiples, Hirson l’industrieuse et Guise enfin que domine sa forteresse, sur l’éperon rocheux.
Mais la conversation se tarit, comme le font parfois les sources aux saisons sèches. Je finis mon verre, reprends le chemin des écluses Un triste sentier sans éclusiers, sans mariniers, où seules des pensées fugitives ou profondes viennent égayer la journée.

Écluse n°32
… tiens, je viens de sauter une ligne, la marche a cette vertu de vous mettre parfois dans un état proche de l’hypnose.
Mais je n’ai rien perdu, tant le paysage est le même ; ici et là bruissement de peupliers et l’Oise qui s’amuse à narguer le canal, à tourner sans rime ni raison. Elle s’attarde et revient sur elle-même, "parmi de charmants paysages" … "à vrai dire, elle ne suit jamais deux fois le chemin".
"Un méandre de plus est ce qu’une rivière peut faire de mieux". Je quitte la berge, moi aussi j’ai envie de fuir les lignes droites, de m’encanailler.
La rue des Ponts sur la Départementale 132 et devant moi le minaret de Moy-de-l’Aisne. Je m’approche de la bourgade endormie … toujours cette haute tour cylindrique posée comme une ultime tour de guet. A l’entrée, un char de combat du 508e Régiment, pointant son canon vers l’accès au pont, et qui a retardé l’avancée de l’ennemi en 1940. "Le Glorieux" et ses occupants seront touchés à mort. On ne revient pas, messieurs, "quand on est emporté par le fleuve impétueux" de la guerre.
"Et nous devons tous accorder nos montres à l’horloge de la fatalité."
Robert-Louis Stevenson.

Moy, aux heures creuses, ambiance sereine. Dans la rue Pasteur, quelques maisons cossues à colombages et tourelles, l’usine textile et sa frêle tour jalonnent mon parcours citadin.

Robert-Louis y trouve un village charmant, blotti autour de son château et une aubergiste qui lui révèle la perdrix aux choux.
"L’air était parfumé par le chanvre de la campagne environnante. Nous reçûmes le meilleur accueil à l’auberge du "Mouton d’Or"… L’aubergiste était une forte femme aux allures de matrone, assez ordinaire, myope de surcroît, mais avec une science culinaire proche du génie."

Je quitte Moy la coquette ; la fausse Joconde aperçue dans la véranda d’un pavillon m’adresse son dernier sourire énigmatique. Le chaland passe, le rêve s’enfuit.
A la sortie, je me déniche un sentier balisé qui mène à Vendeuil. J’en ai fini avec l’asphalte, j’ai rompu avec la ligne droite et abandonné mon pas de métronome. Comme Robert-Louis Stevenson dans les Cévennes, juste après sa croisière sur les canaux du Nord, je prends les chemins de traverse pour dérider la vie. A moi les hauteurs de la vallée de l’Oise, puis les coteaux ombragés, bordés de prunelliers, sur l’ancienne voie ferrée.
"Le soleil était tantôt derrière, tantôt devant nous. La rivière étalait sous nos yeux sa gloire, d’un intolérable éclat."

La fin du périple.
Vendeuil au bout de l’effort avec son église, ses étangs, sa verdure.
Bivouac au terrain de camping municipal, proche des marais, en bordure de la peupleraie. Terrain quasi endormi malgré la pleine saison, bruissement des feuilles et rumeur d’une cascade. La gérante d’allure démodée, propriétaire de l’hôtel Restaurant, s’approche du campement, pour me réclamer à l’avance sa note et la taxe de séjour. Ici, on paye d’avance, on planifie son temps, pas question d’apporter de la fantaisie au voyage, la taulière a besoin de certitude sur la durée de l’escale. A La Fère, Robert-Louis et William, pris pour des vulgaires vagabonds, avaient été refoulés par une sinistre aubergiste. Cet excès de prudence me rapproche un peu plus du colporteur fantaisiste ; j’accepte comme lui les désagréments du voyage, prêt à accepter l’inattendu, l’inconfort d’une rencontre.
Je rengaine mon amour-propre, m’acquitte de droit de couchage… demain est un autre jour. Je reverrai la rivière bordée de saules et de roseaux, "çà et là… un gentil village parmi les arbres", j’aurai oublié la mégère, repris mon agréable vagabondage, en passant d’un sujet à l’autre.
A la nuit tombée, au camping municipal de Vendeuil, je rêve d’une nuit étoilée. La chandelle à mes côtés, je tente de m’offrir les constellations de l’hémisphère nord, la "Grande Casserole", Cassiopée, Pégase, son carré… le temps suspendu comme l’éternité… je m’évade sur les terres de l’Atlas, le Djebel Sargrho… campement parmi les amandiers et les lauriers roses, je revois le guide berbère, le geste juste et précis, le regard acéré, jouer les bergers de la Voie Lactée.
Mais au camping municipal, les saisonniers résidents n’ont pas les vertus silencieuses et humbles des bédouins du désert. Bruyants, ils vocifèrent autour du barbecue et se moquent bien de vos carnets vagabonds.
Je m’engouffre dans mon duvet, sous ma voûte céleste, chercher à oublier les braillements des campeurs, les moustiques candidats kamikazes et la musique lancinante de la cascade de l’Oise.

"Nous avons un instant pour lever les yeux vers les étoiles … Personne ne connaît les étoiles qui n’a dormi, selon l’heureuse expression française, à la belle étoile."
Robert-Louis Stevenson


David DELANNOY Ecrivain-marcheur.
Auteur de Lectures Buissonnières (Editions La Vague Verte) et de Picardie Vagabonde (éditions Punch - 30 textes illustrés d’aquarelles de Roger Noyon et de Jean-Marc Agricola).



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