La chute de la « maison Thiers »

Première partie
Le lundi 2 janvier 2006.

Pour rétablir quelques faits ignorés ou passés sous silence, et répondre aux erreurs publiées depuis 136 ans.

Tous les documents et « témoignages à chaud » sont accessibles à tous, pour la plupart, depuis juin 1871. Les personnes citées ont résidé aux adresses indiquées.

Une histoire inédite et insolite du « démontage » de l’Hôtel de la place Saint Georges pendant la Commune de Paris de 1871.

par Bernard Vassor

« Quand je fus chargé des affaires, j’ eus immédiatement cette double préoccupation de conclure la paix et de soumettre Paris ».
Adolphe Thiers, souvenirs

La fuite à Versailles :

Après les évènements de Montmartre au matin du 18 mars, Thiers quitta Paris en voiture, partant du ministère des affaires étrangères, emmenant Picard et Barthélemy, laissant sa femme et sa belle sœur restées place Saint-Georges se débrouiller seules.

Arrivé à Versailles dans son landau, il s’arrêta avenue de Paris dans la cour d’une résidence toute neuve réservée au préfet de Seine-et-Oise, et qui avait servi pendant la guerre de quartier général au roi de Prusse. Le préfet Augustin Cochin, dernier occupant, fut prié d’aller porter ses pénates dans un petit recoin situé dans le corps de bâtiment donnant sur la rue Saint-Pierre. Vers 10 heures, le reste de la smala, ces dames, les femmes de chambre, le valet personnel du président, les chevaux et leurs équipages prirent possession des lieux dans un vacarme épouvantable. Enfermé dans le cabinet qu’il s’était fait aménager, Thiers était dérangé à chaque instant par madame pour des détails ménagers ; il sortait alors sur le palier, et criait de sa petite voix de fausset :
- « Barthélemy, occupez-vous de ces dames ! ».

Ce soir là, ce fut un défilé de généraux venus apporter des nouvelles de Paris. Le général Valentin, accompagné d’Appert et d’un journaliste, voulu parler de l’affaire de la rue des Rosiers et de l’assassinat de Lecomte et Thomas. Il fut interrompu par le chef du pouvoir exécutif, surpris et contrarié :
« Monsieur, cela n’est pas, on vous a exagéré les faits, il y a bien eu quelque chose…, mais ça n’a pas été aussi loin que ce que vous nous racontez là ».

Madame Thiers se mêla à la conversation pour dire qu’il était inutile de venir apporter au président de pareilles histoires. Charles, le valet, ne put coucher son maître avant minuit ce soir là. En plein milieu de la nuit, le général Vinoy vint demander à parler d’urgence au chef de l’état. Après bien des tergiversations, madame Thiers, en chemise de nuit, réveilla son mari et introduisit le général dans la chambre. Celui-ci expliqua la situation au Mont Valérien, que Thiers avait imprudemment fait évacuer. Après avoir convenu de sa bévue, il laissa les pouvoirs au général et le congédia sèchement pour se rendormir ; il allait enfin pouvoir appliquer le plan qu’il avait mis sur pied depuis 1848 et qui avait été refusé par le général Bugeaud ; il voulait sortir de Paris, lever une armée, et écraser définitivement la « vile multitude »…

Dès le lendemain, il encouragea l’amiral Saisset à rester à Paris pour établir une sorte de quartier général au « Grand Hôtel ». Il lui envoya différents émissaires, dont Troncin-Dumersan, qui joua dans cette affaire un rôle considérable.

La fièvre obsidionale

Une perquisition eut lieu dans les bureaux de la Société Générale, 54 rue de Provence, le 12 mai. Les scellés furent apposés sur les caisses, et un poste établi en permanence dans l’établissement.

Dans le 9° arrondissement entièrement cerné, des fouilles furent entreprises pour rechercher les réfractaires. On ne passe pas sans montrer ses papiers aux factionnaires qui en gardent toutes les issues et contrôlent que tous les hommes entre 19 et 40 ans sont bien inscrits sur les listes et assurent bien leur obligations auprès de la Garde nationale. Plus de quarante hommes seront internés dans l’église Notre Dame de Lorette, transformée pour la circonstance en prison militaire.
Toutes les rues fourmillaient d’agents de police, d’indicateurs, d’espions diligentés par différents services, de l’armée, du ministère de l’intérieur et de la préfecture dirigée à Versailles par le général Valentin.

L’officier de paix, le commissaire Lombard, dirigeait depuis plusieurs années (il avait même servi sous l’empire) un cabinet secret où il n’avait à répondre qu’au préfet en personne. Il était le seul à savoir l’identité de ses agents. Ceux-ci ne se connaissaient pas entre eux et étaient parfois chargés de se surveiller mutuellement ; leurs rapports étaient signés soit d’un pseudonyme, soit d’un numéro qui leur était attribué.

Ajoutez à cela des aventuriers mercenaires, et vous n’aurez qu’une petite idée de la confusion qui pouvait régner. Le plus connu d’entre eux était Georges Veysset, véritable Frégoli (il faussera compagnie aux policiers de la Commune, déguisé en tyrolien). Pendant la guerre franco-prussienne, il était entré en rapport avec Barthélémy-Saint-Hilaire par l’intermédiaire de l’amiral Saisset, à qui il avait demandé pendant le siège la concession du ravitaillement des départements envahis. Il s’était associé à madame de Forsans, véritable reine de l’escroquerie, et aux frères Adrien et Alphonse Guttin, agent de change 4 boulevard Saint Michel, dont le plan consistait à se rendre maître de la capitale et opérer une forte diversion. Ces deux frères furent mis en relation avec Cadart, commandant du 8° bataillon de marche de la Garde nationale (II°arrond) et de Charles Chervet, commandant en second du 165° bataillon (XV°). Ils ont noué des relations avec Chalain, élu de la Commune dans le XVII°, qui deviendra l’agent numéro 20 du cabinet Lombard, et qui signera également ses rapports sur les communards en fuite à l’étranger du pseudonyme « Ludovic ».

L’état major de l’amiral Saisset était établi au Grand Hôtel.

Un certain nombre d’appartements du quartier furent mis à la disposition de Georges Veysset afin de lui servir de refuge et de lieu de réunion :
- 28 rue Pigalle, un logement vide sert comme lieu de réunion, mis à disposition par le concierge, un nommé Muller d’origine alsacienne, dévoué à la cause de l’ordre.
- 7 rue Pigalle chez un parent
- 91 ( ?) rue Neuve des Mathurins chez le comte de…
- 48 rue Condorcet
- 12 rue Frochot
- 14 boulevard de Clichy
- 3 rue de Douai, chez Alphonse Guttin qui avait une issue donnant sur la rue Pigalle.
- 10 rue Cadet Adrien Guttin.

Le 32 rue Caumartin était l’adresse personnelle de Veysset.

Il réussit « à acheter » les batteries de Montmartre pour 10 000 francs par l’entremise du docteur Boudin.

Son plus haut fait d’arme, est la tentative de retournement du général Dombrowski.
Planat, envoyé particulier de Thiers pour garantir les sommes considérables qui seront remises à l’aventurier Veysset, fut mis en relation avec l’aide de camp du général polonais un nommé Hutzinger.
Les rendez-vous avaient lieu au Café de Normandie, à l’angle des rues Joubert et Caumartin. L’affaire était financée et suivie directement par Barthélémy et Thiers lui-même, secondés par Oscar Planat ancien député demeurant 32 boulevard des Italiens.
La somme engagée était de 1 million de francs !
Les pourparlers allaient se poursuivre par l’entremise de madame Müller la femme du concierge du 28 Pigalle.
A Versailles, Veysset habitait 18 rue du Pain chez madame Chrétien.

Le dernier épisode de cette affaire se déroula de la manière suivante : après un rendez-vous reporté au Lapin Blanc ( !) à Saint Denis, Veysset fut arrêté à Saint-Ouen par des soldats de la Commune ; l’affaire échouera car Dombrowski ayant fait mine d’accepter la corruption, avait prévenu le Comité Central.
Veysset amené pour interrogatoire dans les locaux de l’ex-préfecture, fut ensuite conduit au pieds de la statue d’Henri IV au Pont Neuf, pour y être fusillé, et son corps jeté dans la seine (« la veuve » Veysset déposa une plainte le 28 contre la femme Müller du 28 rue Pigalle, l’accusant d’avoir dénoncé son mari en juillet 1871, elle sera débouté, mais touchera une indemnité de 4000 ou 10000 francs selon les sources.)

Sur le complot des embauchages dans la Garde nationale dit « Des 3 francs », et sur le « complot du faubourg Montmartre » (n° 40)

Un rapport de police du commissariat du 35° quartier, Faubourg Montmartre (n°21) par le commissaire MichelDu 20 mai 1871 adressé au citoyen Ferré :

« Un nommé Lesouë ( ?) Louis, marchand de tabac 29 faubourg Montmartre est capitaine au 6° bataillon 3° compagnie dont un commandant de Versailles devait prendre avec un nommé Rochebrune, leur tentative ayant échoué, voici la copie d’un rapport qui nous est adressé à ce sujet et dans laquelle ils renouvellent le complot sous d’autres formes.

Complot du faubourg Montmartre 40

Les conjurés

Le nommé Vuivard, marchand de comestibles, le nommé Mathieu mécanicien quai de Valmy au numéro 127. Marotan à Saint-Denis sur les bateaux, c’est lui qui a fourni les fond pour la fabrication de petits canons portatifs, qui est la contrefaçon du petit canon breveté du citoyen Follut.
Ils les construisent à Saint-Denis et les fournissent à l’armée de Versailles. Ils font journellement l’espionnage entre Paris et Versailles avec un zouave pontifical. Le nommé Vuivard se tient à Saint-Denis, vient à Paris de temps en temps, et ne se montre pas et repars de suite accompagné de sa femme pour faire parvenir tout ce qu’ils peuvent recueillir contre Paris.

Il y a un traître dans la Commune qui vient chez Vuivard qui lui fait savoir ce qui se passe à Paris, je crois si je ne me trompe qu’il se nomme Sessoie ou Sessau. Ajoutez à la liste des témoins :
Le citoyen Michel, cité de la Chapelle n°11.
La citoyenne Preau Vivelle, cité du Midi, boulevard de Clichy (c’était l’adresse de Jean Baptiste Clément pendant la Commune au numéro 10).
La citoyenne Clara boulevard de Clichy 29.

Si vous jugez nécessaire de m’envoyer les mandats réguliers, je ferai tous mes efforts pour mener les choses à bonne fin.
Il nous faudrait pour cette circonstance (…) être muni de revolvers (…).

Signature : Michel (commissaire de police au poste du 21 rue du faubourg Montmartre).

Le 6 mai 1871, le commissaire Chauvet du commissariat de la Chaussée d’Antin mentionne une perquisition boulevard Victor Hugo 41 (Haussman) sur les renseignements de la concierge du même numéro.
Dans un local occupé par la société dite Saint-Hubert, a été opéré la saisie de :
3600 cartouches chassepot
4 fusils chassepot avec leurs sabres
3 nécessaires d’armes
9 fourniments complets
11 havresacs avec boite à cartouche
quelques effets d’habillement en partie usés

(…) Nous avons livré le tout à la mairie du 9° arrondissement. Dépense pour commissionnaire et voiture : 5f60 Signature :

Le commissaire de police Chauvet 75 rue de la Victoire.

L’affaire des brassards :

Des modèles de brassards, venus de Versailles avaient été apportés par un envoyé du commissaire de police Bérillon chez Lasnier « entrepreneur » rue de 7 Maubeuge. Ce dernier avait pour mission de confectionner rapidement 20 000 brassards pour « la légion des Volontaires de la Seine ». Ces bataillon de l’Ordre furent mis sur pied sous la direction du lieutenant Escolan de Granpré, ancien mercenaire dans l’armée sudiste pendant la guerre de sécession et du commandant Durieu, qui avait servi dans la contre guérilla au Mexique, qui s’illustreront pendant la semaine sanglante par les méthodes d’assassinat particulières, au gré de leur humeur…
Ces brassards devaient servir de reconnaissance aux Gardes nationaux de l’Ordre restés fidèles à Versailles pour tromper les fédérés, dont certaines compagnies avaient fait confectionner des brassards rouges avec le chiffre de leur légion (Certains brassards sont conservés aux Archives de Paris, dont un brassard rouge du IX° arrondissement).

La démolition :

Très tôt, le matin, on peut voire un ballet de fourgons de déménagement, réquisitionnés par Joseph Fontaine. Le bruit des sabots des chevaux et des roues ferrées crissant sur le pavé va bientôt réveiller les habitants des rues Saint-Georges et Notre Dame de Lorette.
Des jeunes chiens de retour dans Paris depuis la fin du premier siège, qui, ne figurant plus au menu des restaurants parisiens, peuvent manifester bruyamment leur présence en aboyant. Les vidangeurs (De l’entreprise Gilbert, Maître des basses œuvres, « Décrotteur » passage Jouffroy, petite galerie, rez-de-chaussée numéro 43) en dessous de la rue Notre Dame de Lorette ayant terminé de curer les puisards et la fosse d’aisance du bas de la rue des Martyrs, à l’angle de la rue Lamartine. Ils sont situés devant le magasin du commandant du 117° bataillon de la Garde nationale Louis Brunereau, « le terrible fourreur de la rue des Martyrs » comme le nomment les journaux versaillais. Les chevaux de renfort, du relais Montmartre attachés aux anneaux de l’église, manifestent leur répulsion en piaffant de dégoût. L’air est vicié d’un nuage d’exhalaisons insalubres qui empuantissent tout le voisinage, de la rue Cadet au faubourg Montmartre, jusqu’à la place Bréda. Mais bientôt, le vent tournant, les odeurs nauséabondes s’estompent, remplacés par le doux parfum du bosquet des lilas en fleur qui cernent l’hôtel de la place, sur les murs duquel, a été placardé l’affiche suivante : Arrêté du Comité de salut public 21 floréal (publié au J.O. de la Commune du 11 mai) : « Le Comité de salut public, vu l’affiche du sieur Thiers, se disant chef du pouvoir de la République française, considérant que cette affiche imprimée à Versailles, a été apposée à Paris par les ordres dudit sieur Thiers, que dans ce document, il déclare que son armée ne bombarde pas Paris, tandis que chaque jour, des femmes et des enfants sont victimes des projectiles fratricides de Versailles (…)
- Article 1er : Les biens et immeubles des propriétés de Thiers (…)
Art 2 La maison du sieur Thiers, située place Saint-Georges sera rasée …
Art 3 Les citoyens Fontaine, délégué aux domaines et Andrieu délégué aux services publics sont chargés chacun en ce qui le concerne de l’exécution immédiate du présent arrêté. Les Membres du Comité de Salut Public : Antoine Arnaud, Eudes, F.Gambon, G.Ranvier…

Antoine Arnaud (39 ans journaliste, élu du III°), Emile Eudes, (27 ans général de la Commune pharmacien, élu dans le XI, commandant de la XX° légion), Ferdinand Gambon, 51 ans, propriétaire, élu dans le X°), Gabriel Ranvier, (42 ans peintre sur laque, élu dans le XX°).

Petit à petit, le quartier endormi va se remplir de curieux venus assister à l’évènement de la journée. Aux badauds, se sont mêlés des provocateurs versaillais.
Nous sommes dans l’arrondissement le plus réactionnaire de Paris : la Nouvelle Athènes. C’est le seul arrondissement de Paris à ne pas avoir de représentants élus après la démission des « conciliateurs » Arthur Ranc et Ulysse Parent, les 4 et 5 avril.

Notre Dame de Lorette est le quartier qui compte le plus grand nombre de réfractaires.

Les déménageurs réquisitionnés par le directeur des domaines, s’activent, aidés par 3 ou 4 Gardes nationaux détachés de leur bataillon pour assurer une molle surveillance.
La foule grandit de plus en plus chauffée à blanc par des agitateurs bien décidés à empêcher «  ce crime ». Venu de chez Potel et Chabot rue Notre-Dame-de-Lorette, un groupe d’employés, acquis à l’ordre a été requis par leur patron, afin de manifester bruyamment contre « l’horrible méfait qui va se commettre ».
Il y a quand même moins de monde que l’année dernière, le 2 mai, ou un spectacle effrayant et grandiose, avait réunis dans le quartier plus de dix milles personnes selon les journaux. C’était l’incendie qui avait dévasté plusieurs immeubles de la rue Chaptal. C’est vers minuit que le feu s’était déclaré chez Mathérion le menuisier du numéro 7.
Une immense lueur rougeâtre s’étendait sur Paris. Des environs d’Asnieres et de Bois-Colombes, on aurait pu croire à une aurore boréale. Heureusement on réussit à mettre à l’abri tous les locataires. Ceux des maisons voisines ont déménagé leur mobilier. Les rues Pigalle, Fontaine et Larochefoucauld sont encombrées de matelas et de meubles gardés par des femmes à demi vêtues. Les curieux arrivent de tous les cotés et gênent l’arrivée des dix pompes à incendie manœuvrées par des pompiers et la troupe arrivée en renfort. Les numéros 5 et 7 de la rue Chaptal sont anéantis, le 49 rue Pigalle est gravement endommagé. Six personnes gravement blessées ont été transportées chez le pharmacien qui occupe la maison qui fait l’angle de la rue Chaptal et de la rue Fontaine, d’autres sont conduits à l’hospice Beaujon, rue Saint-Honoré. Nous ne sommes pas prêt de voire pareil embrasement dans la capitale… disent des badaud attirés par le spectacle.

Madeleine Perrin, qui revenait de faire ses courses avec les quinze sous qu’elle recevait au titre de femme de Garde national au 228°, est outrée par l’impudence « de l’empoisonneur et de ses larbins ».
Elle avait été intoxiquée après avoir acheté et mangé une boite de conserve exposée dans la vitrine du magasin Potel, étiquetée « Bœuf de rempart », qui avait été cuisinée avec de la raclure de cheval, du rat, différents petits animaux, chien, chat et autres petits rongeurs non identifiés. Courageusement elle apostrophe les bouchers de chez Chabot en ces termes : « Ça leur suffit pas à ces pignoufs d’avoir empoisonné tout le quartier !, rentrez chez vous, bande d’assassins ! ». Son pain sous le bras, ah !ce pain, comme il est bon aujourd’hui. Acheté à la boulangerie Fromentault, 18 rue Saint Lazare, il est équipé du seul four à réverbère existant à Paris. Ce n’est plus le pain de siège ou bien le pain-Ferry, comme on l’appelait il y a 4 mois encore, avant la capitulation.
D’aspect navrant, ce pain noir et granuleux, était tissé de morceaux de paille et de grumeaux de riz, très difficile à broyer et totalement indigeste. Edmond de Goncourt raconte que la poule qu’il élevait, se serait laissée mourir de faim plutôt que de se casser le bec dessus. Il fallait en plus, avoir des bons pour pouvoir ce procurer cette denrée. Si on était argenté, on pouvait se procurer de la viande sans ticket dans une boucherie canine. A l’étal pendus aux crocs sanglants de pauvres bêtes écorchées, ici un terre-neuve, un dogue, un pauvre corniaud famélique. A l’extrémité, pour trente francs, c’est pour rien, un beau chat tigré aux beaux yeux verts vous est offert. Enfin pour les petits budgets, un rat à cinquante sous, embroché sur une baïonnette, vous délestait d’une journée de salaire moyen d’un ouvrier.
Un livreur de la maison Belloir Frères, 56 rue de la Victoire, faisant un petit crochet, déploie fièrement l’étendard du 117° commandé par la mairie du IX°. C’est un drapeau en voile étamine avec inscriptions en lettres d’or, doublé en pareil avec les mêmes inscriptions. Il a 1,25 mètre de long x 1,25 mètre de large ( ?) orné au pourtour d’une frange d’or jaune monté sur hampe de bois noir vernis avec culot cuivre fondu, surmonté d’une lance en bois sculpté doré, cravate en voile semblable frangée or.
Dans l’hôtel, certains « francs- pillards », dévalisant pour leur compte, du moins en apparence, étaient surveillés de très près par un officier de la Garde nationale fédérée qui ne quitta la place que lorsque la maison fut entièrement vidée. C’était Barral de Montaud qui avait permis la visite, un peu saugrenue en apparence, ce jour là, de l’hôtel par un groupe de jeunes aveugles des Quinze-vingt accompagnés de leurs soignants.
Des témoins furent intrigués par l’aisance avec laquelle les pensionnaires de l’hospice pouvaient déplacer dans toutes les pièces, compte tenu de leur infirmité.

On distingue dans la foule, l’inspecteur de police Alvarado qui sera chargé plus tard de retrouver lui aussi des objets disparus, on peut aussi reconnaître « Monsieur Claude » le commissaire de police qui travaille pour le compte du général Valentin et qui était chargé de la surveillance des clubs, réunions et endroits mal famés.
Il déposera ensuite devant la Commission d’enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars. Détail piquant, est présent également, François Parion, plombier couvreur, qui a ses ateliers au 8 rue Notre dame de Lorette jouxtant l’ancienne Brasserie des Martyrs, fréquentée autrefois par Jules Andrieu et Gustave Courbet. Cet artisan couvreur, qui assiste en curieux à « la dépose » du toit, sera chargé par l’architecte Aldrophe, des travaux de reconstruction de la toiture deux ans plus tard…. Certains passants, bien informés, déclarent sentencieux : « Ils font le déménagement, mais, ils n’oseront pas toucher à la maison du Président »

Une forme noire, aérienne, éthérée, semble glisser sur la place pour se rendre chez elle au 6 rue Clauzel, personne ne semble reconnaître celle qui fut adulée dans le monde entier : encore aujourd’hui, injustement oubliée : c’est la comtesse Gilbert de Voisin.
Seul le journaliste Aurélien Scholl (surnommé Crésus, chacun de ses articles étaient payés plus de 125 francs !) accompagné de son voisin de palier, l’acteur Jules Brasseur, (de l’immeuble du 3 bis rue La Bruyère au troisième étage gauche sur le palier), soulève son chapeau sur le passage de la danseuse.
Le célèbre chroniqueur du Nain Jaune poursuit avec le comédien une conversation très animée, il est question d’une des rares pièces données en ce moment au théâtre du Château d’Eau : « Le Canard à trois becs ».
Puis par association d’idées, après le passage de « la Taglioni », il est question de la nomination à la direction de l’Opéra Le Peletier de Charles Garnier, l’homonyme de l’architecte. L’éviction et la perquisition chez l’ancien directeur Perrin, provoquent la colère de l’acteur des « Variétés » au chômage forcé depuis plusieurs mois, le siège de Paris, la fuite des « francs-fileurs » puis « les évènements » ont fait de la capitale un désert culturel.
Scholl, jouant avec son légendaire monocle, évoque ensuite le concert qui va être donné aux tuileries, il se délecte par avance d’entendre « La Bordas » qu’il avait connue à ses débuts au cabaret des « Porcherons » 21 place Cadet, à l’emplacement des ateliers du photographe Pierre Petit.
Brasseur, quand à lui, ne sait trop que penser de la matinée « musicale et dramatique » prévue dimanche 14 mai, aux théâtre des Délassements Comiques, boulevard du Prince Eugène (Voltaire) donné au bénéfice des veuves, orphelins et blessés du 88°bataillon. A l’affiche : « Garçon l’Addition », vaudeville de Davanne, joué par Henryonnet et Madame Daudoir Lery, des chants patriotiques : « C’est ma fille », « Pas ça », « Si j’étais invisible » par Berlini et Melle Andréa. Plessis du Bataclan interprètera l’immortel : « Sire de Fiche-Ton-Kan . »

Devant « l’hôtel de la Païva », adossé à l’abreuvoir à chevaux (alimenté comme la fontaine du 3 bis rue Labruyère par les eaux de l’Ourcq), un homme très mince, le bras gauche inerte, une fine moustache à la Rochefort, journaliste au Mot d’Ordre, harangue la foule en gesticulant.
C’est Edmond Bazire, adjudant au 116° bataillon. Il est domicilié 17 rue Chaptal, chez Nina de Villard, l’égérie du poète Charles Cros.
Bazire rappelle, d’une voix aigrelette, en zozotant, que l’année dernière, le 19 juillet (1870) à la suite des déclarations défaitistes de Thiers dans une séance à la chambre, celui-ci avait été pris à partie sous les cris de « vendu », « salaud », « vieillard indigne », « vous êtes la trompette du désastre », « à la porte ! ».

Bazire poursuit : « J’étais rue Lafayette quand il rentrait de la Chambre, des soldats ivres l’ont insulté, puis escorté jusque chez lui où grossissant la foule, une bande d’énergumènes de plus en plus nombreux ont jeté des pierres en direction de son hôtel en vociférant Ce jour là, Thiers pris la fuite avec sa femme et sa belle-sœur, puis, il alla se réfugier à Trouville chez son ami Duvergier de Hauranne. » Puis, plus bas sur le ton de la confidence, par prétérition, il ajoute en bégayant : « Je ne peux pas vous le répéter, mais, Raoul Rigault hier soir est venu chez Nina, après nous avoir dit qu’Auguste Renoir présent ce soir là lui avait demandé un laissez-passer pour se rendre à Versailles pour peindre sur le vif. »

Baissant un peu plus la voix il révèle :
« Avant de démissionner du Comité de salut public c’est Félix Pyat qui a pris la décision de la démolir de la maison du nabot, d’ailleurs, c’est lui qui présidait la séance ou fut communiquée ce décret. »
Parvenu à Versailles, Renoir demandera au prince Bibesco ( cousin de son meilleur client le docteur de Bellio,) un sauf-conduit pour traverser les lignes versaillaises , pratiquant ce qu’il appellera « la politique du bouchon au fil de l’eau ».

Paul Verlaine, arrive de l’Hôtel de Ville où il occupe un poste de rédacteur chargé de faire la synthèse des articles de presse pour les membres de la Commission exécutive (il n’est pas comme le prétend sa femme Mathilde, chef du service de presse de la Commune !). Il est accompagné du pianiste virtuose Raoul Pugno, en uniforme de la Fédération Artistique et d’Emmanuel Chabrier, petite taille mais de forte corpulence, le nez bourbonien, le front très développé.

Ils doivent assister avec Charles de Sivry à une des soirées les plus folles dans " l’atelier de décervelage de la rue Chaptal ". Au programme ; un poème de Charles Cros : Le hareng Saur, dit par Coquelin Cadet avec accompagnement au piano par le plus extravagant des compositeurs de l’époque Ernest Cabaner.

Un peu plus bas dans la rue Saint-Georges, devant chez Adolphe Sax, un habitant du 42, malgré les privations du siège, il est gras, le ventre en avant comme une femme enceinte, maniéré, la barbe poivre et sel, il revient de la fontaine où, il a écouté l’air de rien les propos du journaliste Bazire.
Ce pauvre homme appartenait à ce genre d’ennuyeux qui prétendent tout savoir tout expliquer, qui sont capable de régurgiter les informations que vous lui aviez communiquées la veille en les reprenant à son compte.
Il hèle un groupe d’ouvriers sortis des ateliers du facteur d’instruments (Sax) et l’air mystérieux, il « révèle » que Robert (sic) Rigault avec qui il déjeunait hier, lui a raconté la séance de la Commune ou la décision de renverser la colonne et de détruire la maison de monsieur Thiers avait été décidée. Devant chez Alexandre Colmant (Jupillon) « le gigolo de la barrière du Télégraphe », la boutique du 44 rue Saint-Georges, des travailleurs venus de l’atelier de chez Cail avenue Trudaine sont attirés par le fils du crémier, héros malgré lui du quartier après la parution de Germinie Lacerteux.
Il venait de remonter de sa minuscule cave des bouteilles de Muscatel, dont on peut sans peine deviner la provenance… La conversation tourne autour de l’article de Rochefort :

-« Il a raison le marquis !, si on lui bousille sa carrée, c’est nous qu’on va encore payer les 3 miyons pour la retaper ! ; ça sera pas les rupins de Versailles ! ».
- « Tu parles » répond Pierre Cordier le garçon de recettes du 43 rue Saint-Georges, » qui arbore fièrement son uniforme neuf de Garde national du 116°, avec la mention de la 7° compagnie -« c’est sûr qu’y fera même un gros bénef sur notre dos le citoyen Foutriquet ! ».

Des cris fusent de la rue d’Aumale, on vient de découvrir au numéro 15 un passage secret dissimulé derrière un mur tapissé de lierre.
Ce passage conduit dans le jardin de la propriété de Thiers, et permettait à Mignet, son ami de jeunesse, de pouvoir lui rendre visite discrètement sans passer par la porte principale sur la place.

Rue Saint-Georges, tout le monde semble ignorer que l’immeuble du 37, presque en face de la salle Sax, appartient depuis le 18 octobre 1830 au chef du pouvoir exécutif, elle lui a été vendue 100 000 francs par madame Dosne (somme qui aurait être remboursée en 2 ans, la dette fut effacée après le mariage de Thiers avec la soeur de Madame Dosne).

A SUIVRE…



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Depuis l'Ile Grande (Joseph Conrad)