Enfantin enterre et discrédite le saint-simonisme avec l’expérience de Ménilmontant qui se termine mal. Les rescapés du saint-simonisme – ceux qui ne suivent ni Enfantin en Égypte à l’automne 1833 ni Barrault en Méditerranée - « défaits et amers, en sont de leur côté réduits à déposer leurs titres de légitimité et à s’essayer eux-mêmes de faire école et Église, chacun pour soi, en ordre dispersé, sous peine d’être eux-aussi emportés par la catastrophe. Le XIXe siècle est peuplé de saint-simoniens, illustres ou obscurs, qui, à cause d’Enfantin, ne se sont plus jamais réclamés de leur baptême » [1].
Revenons à cette histoire qui se déroule principalement entre avril et fin 1832.
Si la religion telle que l’envisage Bazard [2] reste dans le droit fil du "nouveau christianisme" de Saint-Simon - rationnelle et même rigoureuse et austère, proche d’une métaphysique inspirée d’Hegel et de Spinoza, sa fonction première étant d’unifier les esprits au-delà de tous les particularismes [3] -, la conception d’Enfantin, autre "Père" du mouvement saint-simonien, déborde de sentimentalisme et de théories sulfureuses qui ont pour origine en partie sa personnalité extravertie et son esprit de polytechnicien qui aime raisonner en deux ou trois dimensions, mais aussi les nouvelles questions posées au saint-simonisme confronté à son succès public. Prônant l’amélioration du sort des femmes, le mouvement voit en effet affluer des militantes en puissance qu’il cherche à intégrer d’une façon conforme à son discours. Saint-Simon, de fondateur d’une école, est devenu simple précurseur.
En 1831, Enfantin met ainsi sur le devant de la scène une préoccupation réelle mais jusqu’alors secondaire du mouvement saint-simonien : la réconciliation de la chair et de l’esprit. Cela lui permet de placer le discours sur un terrain où lui seul est maître et de se démarquer de Bazard en le contournant – luxe suprême ! – par la gauche. Cette réconciliation de la chair et de l’esprit s’entend spirituellement (réconcilier le paganisme - la chair - et le christianisme), sexuellement, géopolitiquement (l’Orient - la chair - et l’Occident). En matière spirituelle, cela donne l’institution de couples-prêtres mariés, susceptibles selon Enfantin de se faire aimer selon la chair comme selon l’esprit. Il instaure la mobilité amoureuse, qui doit s’effectuer sous la direction du couple prêtre dirigeant, afin d’éviter le libertinage.
Il demande au mouvement de se mettre en attente de la femme-messie qui doit fonder avec lui, Enfantin, le premier couple-prêtre de la nouvelle religion. En avril 1832, Enfantin et 40 de ses "fils" - dont Chevalier et Barrault - emménagent donc 145 rue de Ménilmontant dans une grande propriété [4], non pas pour y créer un phalanstère, mais pour attendre la femme-messie, s’entraîner pendant six mois et prendre des forces avant de partir agir dans le monde. Ils doivent, dit Enfantin, sortir de cette retraite "imbrisables". Leur stratégie est une prise du pouvoir non par la violence, mais plus progressive, par la formalisation de la doctrine et sa diffusion dans les médias et les écoles d’ingénieurs, et par la création de réseaux de communication.
En réalité, cette retraite est aussi motivée par des raisons pratiques : le mouvement est à bout de forces, éreinté par la surveillance policière et par le coût de la diffusion gratuite du Globe, qui cesse de paraître en mai. Un objectif est attribué au groupe des 40 puis 50 disciples qui s’installent avec Enfantin rue de Ménilmontant : écrire le "Livre nouveau" du saint-simonisme.
Une discipline rigoureuse est imposée afin de cadrer cette élan. Une chasteté temporaire est demandée aux saint-simoniens. Ceux qui sont mariés abandonnent leur femme le temps de cette retraite.
Les fonctions de chacun sont réglées précisément selon un rythme de vie monastique et une règle : l’abolition de toute hiérarchie sociale. Ainsi, écrit Terson, un des disciples de Ménilmontant, "Un spectacle assez singulier, c’est de voir les maîtres servir ceux qui furent leurs serviteurs. […] Desloges, un ancien garçon boucher chargé de la buanderie, a sous ses ordres M. Franconi, fils d’un riche colon américain et M. Bertrand, ancien étudiant. A table, Desloges reçoit la nourriture de M. Holstein au service duquel il était auparavant". Parmi les membres de la colonie, on compte aussi Charles Lambert, qui cire et frotte les chaussures de ses compagnons. Cet ingénieur partira bientôt enseigner en Égypte et deviendra directeur de l’Ecole polytechnique du Caire. Il convertira au saint-simonisme Maxime du Camp, qui le rencontre au Caire en 1850.
Les parisiens viennent observer ces curieux comportements le samedi et le dimanche. Des caricatures paraissent dans la presse, qui sont parfois suggérées aux journalistes par les saint-simoniens eux-mêmes. Prenant le risque de s’exposer à la satire, ils veulent en effet frapper délibérément les esprits.
L’écriture de ce "Livre nouveau" est un bel échec, chacun s’épuisant dans des discussions sans fin.
1832 est aussi l’année qui voit le choléra décimer la capitale. Les saint-simoniens demandent à Louis-Philippe de réaliser un « coup d’Etat industriel » pour assainir Paris en canalisant les eaux et en traçant des grandes rues dans l’écheveau des ruelles insalubres.
Les saint-simoniens restent bien étrangers à l’insurrection républicaine de juin 1832 qui secoue la capitale et fournit à Hugo le décor des Misérables. Le 29 juillet, ils défilent en uniforme pour participer à l’enterrement de Bazard, décédé à Courty (dans l’actuelle Seine-et-Marne).
La police les surveille et tente de limiter l’affluence du public dans la maison. En juillet, Enfantin, Rodrigues, Barrault, Duveyrier et Chevalier sont arrêtés.
En août 1832, le mouvement est dissout par la justice et ses publications sont saisies. Enfantin, Chevalier et Duveyrier sont condamnés à un an de prison pour outrage aux bonnes mœurs. La peine est confirmée en décembre. Enfantin et Chevalier atterrissent à Sainte-Pélagie. Duveyrier en est dispensé pour raisons de santé. Les pensionnaires de Ménilmontant quittent peu à peu la retraite. Enfantin renonce à être le "père suprême" et des groupes de saint-simoniens se dispersent dans différentes directions. C’est à cette époque que l’on voit certains arborer le collier saint-simonien [5]. Enfantin a une illumination en prison : c’est en Orient que la réconciliation doit être mise en oeuvre, en bâtissant des canaux de communication entre les pays.
Enfantin est gracié le 14 juillet 1833. Il rejoint ses camarades à Alexandrie en octobre, leur demande d’arrêter de chercher la femme-messe-mère-suprême et leur assigne un but plus précis mais tout aussi ambitieux : percer le canal de Suez !
Cette courte et singulière expérience de Ménilmontant aura certainement marqué ses participants. Il est singulier qu’un grand nombre de ceux-ci soit appelé à occuper les clés du pouvoir économique, politique et médiatique sous le Second empire, même si l’on peut en dire autant des ex-saint-simoniens qui ont quitté le mouvement en 1831.
Michel Chevalier deviendra député et sénateur et sera le conseiller économique de l’empereur ; son frère Auguste sera secrétaire de cabinet de Louis Bonaparte ; Charles Duveyrier sera une des grandes plumes politiques du Second empire, comme Émile Barrault qui, de façon étonnante, sera un opposant au Second empire ; Henri Fournel poursuivra une carrière de haut-fonctionnaire, Gustave d’Eichtal sera un grand banquier aux côtés des Péreire, Rothschild et Laffitte, etc. [6].
On peut aussi préciser qu’Alexis Petit, après avoir accompagné l’expédition d’Egypte en 1833, fondera à Vauzelles près de Nohant un établissement agricole saint-simonien dont l’échec ébranlera sa raison.
La carrière d’Enfantin n’est pas finie pour autant. Il ressuscite en 1845 lorsque son ami Arlès-Dufour l’appelle aux affaires et l’associe à de vastes projets ferroviaires. Ne souhaitant rien effacer de l’histoire, il lègue à la fin de sa vie ses archives à la bibliothèque de l’Arsenal.
Voici un aperçu de la vie de la petite colonie [7] :
Les apôtres Saint-Simoniens habitent en ce moment une maison et un jardin très-vaste, appartenant au père Enfantin, situés au sommet de la chaussée de Ménil-Montant, près Paris. Il ont fait de cette demeure un véritable paradis terrestre, sur une petite échelle. Il n’ont pas de domestiques, et se servent eux-mêmes avec une précision rigoureuse. Nous allons en donner le détail extrait du Temps.
MM. Léon Simon, traducteur de plusieurs ouvrages littéraires et de médecine, et Paul Rochette, ancien professeur de rhétorique, font la cuisine.
M. Léon Talabot [8], ancien substitut du procureur du roi, était chargé du lavage de la vaisselle. Cette fonction a ensuite été exercée par M. Gustave d’Eichtal, fils d’un banquier : de ce dernier elle a passé à M. Lambert, ancien élève de l’école polytechnique, après lui à M. le baron Charles Duveyrier, et aujourd’hui à M. Moise Retouret, jeune élégant dans le monde et prédicateur distingué parmi les Saint-Simoniens.
M. Emile Barrault, ancien professeur à l’école de Sorrèze, auteur d’une assez bonne comédie en 5 actes et en vers, représentée en 1831 (la Crainte de l’opinion), [8.1]est chargé du cirage des bottes, aidé de MM. Auguste Chevalier, ancien professeur de physique, et Duguet, avocat.
M. Bruneau, ancien élève de l’école polytechnique, ex-capitaine d’état-major, est chargé de l’entretien du linge, des vêtemens, de la police générale, de la surveillance de la maison et du service de propreté.
Les appartements sont frottés par MM. Rigaud, docteur médecin ; Holstein, fils d’un négociant distingué ; le baron Charles Duveyrier, Pouyat et Broë, anciens étudians ; Charles Pennekère, ancien courtier en librairie ; et Michel Chevalier, ancien élève de l’école polytechnique, ingénieur des mines et directeur du Globe. Ce dernier est chargé de l’administration générale de la maison, et il fait le service de la table conjointement avec MM. Rigaud et Holstein.
M. Desloges, ancien garçon boucher, dirige la buanderie ; il a sous ses ordres M. Franconi, fils d’un riche colon américain, et M. Bertrand, ancien étudiant.
Le balayage des cours et de la rue est fait par MM. Gustave d’Eichtal et Maschereau.
M. Jean Terson, ancien prêtre catholique, est chargé d’éplucher les légumes, de mettre le couvert, et du menu détail de la maison.
M. Alexis Petit, fils d’un riche propriétaire, fournit la maison de chandelles, nettoie les chandeliers et veille à l’enlèvement des ordures.
M. Enfantin, le père suprême, travaille au jardin, manie la pioche, la bêche et le râteau avec une vigueur peu ordinaire. MM. Henri Fournel, ex-directeur du creuset ; Raymond Bonheure, ancien professeur de dessin ; Justus, peintre, et Maschereau, dessinateur, sont chargés du soin du jardin.
Bibliographie :
bibliographie sur le saint-simonisme à télécharger depuis www.bnf.fr/PAGES/catalog/rtf/saintsimonien.rtf.
[1] Le Siècle des saint-simoniens, du Nouveau christianisme au canal de Suez, sous la direction de Nathalie Coilly et Philippe Régnier, BNF, 2006, p. 67.
[2] Qui a quitté le mouvement en novembre 1831.
[3] « Sur les ruines du christianisme, il faut édifier une autre solidarité spirituelle. Durkheim en définira le but dans son cours sur le socialisme : « Sa véritable mission n’est pas de détourner l’espèce humaine de la réalité temporelle […], mais simplement de lui donner le sentiment de l’unité du réel [et] qu’elle donne à cette dernière conscience de son unité ». En somme, une technocratie présidée par une théocratie (Les Voix de la liberté. Michel Winock).
[4] Dont il ne reste pratiquement rien aujourd’hui, hormis un panonceau.
[5] Sur le premier côté : Le carré long représente Saint-Simon ; les deux anneaux en cuivre ovale, Rouen et Bûchez ; celui en cuivre rouge, Margerin ; la barre de fer désigne Bazar, et les huit chaînons qui y sont attachés, Jules Lechevalier, Transon, Carnot, Jean Reynaud, Leroux, Caseaux, Dugied, Resseguier ; suivent un anneau en cuivre rouge en mémoire de Bouffard, un autre en celui de Fournel ; un anneau de fer pour Lambert ; deux anneaux d’acier brillans, pour Hoart et Bruneau ; un en cuivre pour Michel Chevalier.
Sur le deuxième côté : Un triangle fer bruni, en commémoration d’Eugène Rodrigues, décédé ; un anneau en fer représentant Laurent ; un triangle cuivre rouge pour Olinde Rodrigues ; un anneau cuivre rouge pour Stéphane Flachat ; un anneau plein en fer bruni pour Talabot, décédé ; deux anneaux en fer, l’un pour Duveyrier, l’autre pour d’Eichtal ; et un en acier poli pour Barrault.
La demi-sphère qui est appendue à ce collier est bombée d’un côté et plate de l’autre. Le côté bombé représente le Père ; autour de ces mots Le Père, se trouvent cinq clous, qui sont Olivier, Holstein, Duguet, Alexis Petit et Paul Rochette. Sur le côté plat est écrit : A la Mère. Source : journal L’Echo de la Fabrique, 1833, en ligne sur http://echo-fabrique.ens-lsh.fr.
[6] Voici d’autres "apôtres" de Ménilmontant - voir http://echo-fabrique.ens-lsh.fr : Charles Lambert, Léon Simon, Bruneau, Hoart, Gustave d’Eichtal, Adolphe Rigaud, Moïse Retouret, Antoine Olivier, Charles Duguet, Massol, Joseph Machereau, Félix Tourneux, Ribés, Paul Juttus, Jules Toche, Charles Penneserre, Victor Mercier, Dominique Lajan-Rogé, Félicien David, Casimir Cayol, Louis Desessarts, Raymond Bonheure, Victor Bertrand, Thomas Orbum, Desloges, Jean-Terson, Paul Rochette, René Rousseau, Pouyat, Alexis Petit, René Holstein. Edmond Talabot meurt du choléra à Ménilmontant. Ses trois frères Paulin, Jules et Léon seront des acteurs majeurs du développement du réseau ferré du Sud est et des docks de Marseille.
[7] Source : http://echo-fabrique.ens-lsh.fr.
[8] C’est une erreur, il s’agit d’Edmond. Ce n’est sans doute pas la seule erreur de l’article.