Une si jolie petite place !

L’Hôpital Lariboisière

Histoire humoristique et amère…
Le mercredi 19 octobre 2005.
Regardez bien cette image de la place Pigalle. Si vous allez vous y promenez aujourd’hui, vous verrez ce que "le Progrès" a fait d’une des plus jolies fontaines parisiennes construites par Davioux !

Par Francette Cléret, Pascal Gautrin et Bernard Vassor

Max Jacob, renversé par une voiture sur la place Pigalle, est conduit à l’Hôpital :

Extraits de Ce n’est encore que l’aube, de Max Jacob (Le Roi de Béotie - Nuits d’hôpital et l’Aurore) :

 Écrit dans les rues de Paris 

Passé et repassé devant cet arc de Triomphe, le porche de l’Hôpital. Adieu ! Ainsi le criminel revient au coin fatal. Vous, fantômes blancs que j’aperçois à travers les grilles, bonjour ! Fantômes galonnés qui font penser aux gares que demain touriste j’affronterai, bonjour ! Bonjour adieu ! Bonjour adieu ! C’est l’heure de la soupe : j’entends rouler des chars sur les dalles. Ces dames coiffées de leurs orgueilleux mouchoirs de nonnes se réunissent dans leur buffet préau (côté des dames) et ces messieurs tout blancs aussi (côté des hommes) jettent sur l’autre sexe plus d’un regard : « Je serais aujourd’hui infirmière major, si j’avais su plier, mais ce n’est pas mon caractère ! » « On a toutes les faveurs lorsque l’on est fille mère ! » « As-tu vu la façon dont elle m’a regardé ? J’ai mieux ! Et puis elle est mariée ; c’est pas des choses à faire !  Veilleur de nuit, c’est des métiers de flemmard.  As pas peur, si je travaillais pas le jour dans mon métier… Quand donc est-ce que tu dors ?  Je dors quand ça se trouve !  Mince ! Le sommeil pour moi c’est sacré ! »Passé et repassé devant cet arc de Triomphe, le porche de la souffrance. Adieu ! Les externes sont sortis en boutonnant des gants : « Ah ! Cher ! Quelle inquiétude ! L’hôpital me dégoûte et le sang me fait trouver mal de frayeur ! Ce milieu, à part toi, me fait lever le cœur. Pas un seul sentiment ! Pas l’ombre de poésie ! Le chef ne pense qu’à son Musée Dupuytren de vivants !les malades sont médiocres, et chaque étudiant sent son bâton de maréchal dans sa trousse ! Pas d’amour ! L’ambition ! Pouah !  Fais-toi artiste ! Pour imiter les autres ? Je n’ai pas de talent.  Acteur ?  Je n’ai pas de moyens, comme ils disent.  Commerçant, financier ?  Pouah ! L’argent ! L’argent !  Alors, mon vieux, tu n’as qu’à te ficher à la Seine.  J’y songe ! » Le chef qui passait entend ce dialogue et incline la tête tristement : «  Vingt ans ! Jourdan, venez me parler demain matin, si vous voulez, après la visite. Vous avez besoin d’une consultation. » Roger Jourdan rougit et sourit et rougit ; son compagnon reprend : « Moi ! C’est l’orthopédie ! Mon beau-père et mon oncle ont un grand magasin dans la rue Réaumur : je veux être docteur pour avoir sur une enseigne : “Successeur, fils, docteur de la Faculté de médecine !” c’est pourquoi j’étudie les pieds. Viens-tu au Dancing ce soir ?  Je vais chez ma fiancée ! » Adieu. Et moi : « Le mal du Siècle ! Le mal des Siècles, c’est l’ignorance de soi-même et des autres, la seule qui compte. Corollaire = l’ignorance de Dieu. Passer sous l’arc de la Souffrance, la Porte de Lariboisière, sans lever les yeux ! »L’hôpital, c’est la gare : les voyageurs pour le pays des ombres ! Les voyageurs pour une autre santé ! Les voyageurs pour la nouvelle vie ! Ou pour la même quand vous aurez changé de ton ! Ah ! j’ai tout oublié dans le fiacre qui porte des tableaux à vendre, à vendre ou à donner, j’oublie les lits où meurent mes frères, les nuits de cauchemars éveillés et les petites lampes bleues du plafond dans l’obscurité éternelle de la nuit. J’oublie… voici la foule !… J’oublie… voici les amis… j’oublie la mort… voici les drames insignifiants, les injures qu’on pardonne et qu’on n’oublie pas et toute la vanité littéraire impudente et railleuse, voici les bornes de l’esprit artistique… j’oublie les malades pauvres… voici les infortunes, le cynisme des propos (mes vices qui reprennent l’assaut), l’aplomb qui cache mal l’inquiétude, l’inquiétude qui ne cache pas l’aplomb, et les compliments d’usage, les appartements chers, la misère qui rit, les rires qui font croire à l’esprit et le ton dégagé qui fait croire à la grâce : « On a dit… chacun sait… »  Le vrai est toujours neuf. L’hôpital, c’est la gare. Partir, je vais partir vers le soleil, vers la pureté et devant cette porte romaine, la porte de l’hôpital, je vois déjà l’océan : non, c’est Paris ! Ce Paris de Jugement Dernier qu’a peint et dessiné Daumier ! Ah ! Paris malgré les porcelaines des bars, malgré les moteurs, malgré la vie dans le ciel.
Malgré la vie sous terre et l’électricité, Paris, tu n’as pas tant changé depuis que le sombre Musset buvait ta boue qui tache, couleur d’absinthe grise.

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La place Pigalle par Diaz.

Ton ciel est doux, mais que la terre est pauvre ! Paris ! Tout est noir de poussière, chapeaux noirs, maisons. Ah ! Quelle défensive a les passants aimables et bienveillants ! Et courbés par les fléaux qui font pleurer les femmes chez les médecins, le Parisien poli, sensé, modéré, se croit le roi du monde, il en pourrait être l’orgueilleux esclave. Ah ! Cache tes égouts, on les pressent ! Il se peut cependant que grisé par les liqueurs d’un bar auquel Paris donne des noms étranges pour s’oublier, tu prennes un jour pour la beauté des femmes tes propres désirs, pour le luxe des Parisiens celui d’un snob brésilien, pour la fantaisie les stupides inventions de la mode, une auto revernie pour une voiture neuve, le front d’un vieux spécialiste pour celui d’un sage, les diseurs d’anecdotes pour des hommes d’esprit et les rires des filles pour de la gaieté, rentre en toi-même, si tu aimes la vérité et va faire un tour dans les tribunaux ; c’est là que tu connaîtras la trame de Paris, d’où vient l’argent quand il y en a, et ce que peut cacher le calme d’une femme et l’air sportif de son époux. Hôpital, Paris ne pense pas à la mort.

Hôpital, mausolée des vivants, tu es entre deux gares, gare toi-même pour les départs d’où on ne revient pas. Je m’agenouille en pensée devant ton seuil ; je remercie Dieu qui m’a laissé parmi les hommes de la terre. Sur ce banc pour moi la faiblesse et la fatigue ressemblent à l’agonie. Tête si faible encore et ça commande à tout, la tête ! Pauvres membres comme vieillis à pauvre tête si faible toujours, si faible encore. Agonie ! La fatigue ! Oh ! Faiblesse. Ohé ! Les gens pressés des autos, vous mourrez ! Vous mourrez ! Ohé ! Les chiens de sexe, les jeunes et les vieux, vous mourrez ! Les femmes popotes et celles de la grande vie, les bas-bleus, vous mourrez, mes amis ! Les gens des autos, écoutez ! Écoutez donc mon glas, je dis que vous mourrez. Je viens de l’apprendre à l’hôpital et je vous le crie boulevard Magenta. Vous mourrez, nous mourrons. O mot effroyablement vrai, ô mot de vérité, de seule vérité, mot qu’on ne peut remuer et qu’il faut toucher avec le doigt de la pensée, vous mourrez. Mais écoutez-moi donc au lieu de filer : nous allons mourir tout à l’heure… Je n’ai rien dit, il y a sur ce banc un petit homme lâche, c’est moi, moi qui ne suis pas mort place Pigalle sous l’auto, moi qui ne suis pas mort dans la salle Grisolle (lit 33, salle Grisolle, hôpital Lariboisière). Le petit homme lâche est pâle : il n’a rien dit. Eh bien, merci, on a trop peur du ridicule et puis on vous prend tout de suite pour un fou à Paris. Fous nous tous ! Devant la chair qui pourrit dans un lit froid, dans ce lit tiède hier, vous n’avez donc pas arrêté votre esprit, non ! Dieu, je vous dois le peu que j’ai de vie qui végète, l’hôpital qui m’ouvrit la vie en me séparant de la mort ! Mon Dieu qui m’éclairez, éclairez ces passants. En novembre, ils iront un dimanche au cimetière, faites-les frémir devant ces débris qu’ils seront eux-mêmes. Frémir ! On ne sait rien des morts, sinon qu’on leur ressemblera. Morts ! Nous serons tous morts : cette femme qui passe et moi, ce gros homme qui perd son chapeau sera mort, et ce livreur de Dufayel sera mort, et ce camelot et sa compagne poussiéreuse et moi ! Moi je serai mort. Tout se retourne, le soleil, les possibilités de devenir, la ville, les parents, les voisins, il n’y a plus que la porte sur le vide. On quitte… on quitte ce qui est la vie ; Dieu déchire cette feuille, il la jette. Oh ! pour moi, pénitent, je sais… j’entre en tremblant avec l’espoir que Votre Intelligence Auguste ne méprisera pas mes efforts vers le Bien, mais eux, coureurs sans frein, fouettés par les diables déjà… jusqu’où ?… O mort pour eux tous, les Sans-abri ! Pour moi ! Le pécheur, ô mort que tu m’effraies. Le sang sur le rocher ! Le rocher c’est une belle limousine du meilleur fabricant, disent les témoins de l’accident. Rassurez-vous, gens trop sensibles que le sang fait trembler et non la douleur, il n’y a pas de sang dans mon histoire, il n’y a pas de sang dans mon histoire ! Mais il est temps que je m’en explique. Ah ! Les autos ! Mon cœur leur montre le poing. La civilisation qui nous a valu les autos nous a valu les obus : les unes ne sont pas moins dangereuses, n’est-il pas vrai, que les autres. Quoi ! Messieurs les agents de la paix de la ville, vous tolérez que les véhicules y circulent avec des vitesses pareilles à huit heures du soir. Non, certes, les obus que lançaient les Allemands n’étaient pas moins dangereux : on se cachait d’eux dans les caves faudra-t-il vivre pour vivre en sûreté dans le sous-sol avec les rats et le métropolitain ? Donc, c’était un beau soir d’hiver ; l’Opéra nous donnait la représentation du Tricorne pour la seconde fois et j’y devais applaudir les talents d’un ami. J’avais fait sans entrain la toilette que commandent de telles circonstances ; avec dans l’âme la paix du devoir, je calculai la succession des lignes du chemin de fer souterrain qui me conduirait à son accomplissement. J’avais descendu la rue des Martyrs qui du Sacré-cœur mène un Pécheur au Siècle et le ramène vers Lui et j’atteignais la place Pigalle, rond-point de tous les vices de la Terre, quand je fus environné de voitures plus rapides qu’un train. Que Dieu pardonne à ces bandits comme je le fais ici, mais que Dieu nous préserve de leurs coups. On releva, dit un témoin, un cadavre en habit noir sur la chaussée de bois de la place Pigalle. La tête dépassait la roue. Épouvante ! J’y gagne de connaître les dessous d’une auto. Doux convalescent, maintenant ferme les yeux ; tu revois le Rond-point des vices de la terre tout noir : cette place ! Il n’y a pas d’agents : deux hommes bienveillants te soutiennent. Voici la devanture du pharmacien ; elle est close.« Ma bretelle gauche me gêne.
 Vous n’avez pas de bretelle.
 J’ai donc la clavicule cassée ? »

Tu ne revois plus rien, sinon la voiture où je suis, celle qui m’a renversé ! Oh ! La belle voiture, on dirait d’un wagon de première classe. Quelqu’un m’interroge. Aurais-je la force de répondre ? Les mots viennent au hasard, j’ai la tête perdue. Pourquoi me demande-t-on le nom de famille de ma très respectée mère ? Tu ne revois plus rien. Ainsi voilà la mort ! C’est la mort dans la rue, sans prêtre, sans parents, au milieu d’anonymes. O mort imprévisible ! C’est donc là que tu m’as pris ! C’est donc ainsi que tu nous prends… Qu’eussé je fait devant Dieu alourdi de mes péchés ? Que serais-je devenu pour n’avoir pas eu le temps de me recueillir avant de paraître devant le seul Juge ? Ah ! Terrible leçon ! rappelle-toi la parabole des Vierges folles : pour vous aussi viendra soudainement l’avènement de la Justice Finale et malheur à la Vierge folle qui n’aura pas fait pour son âme provision de grâce, pour sa lampe provision d’huile. Je voudrais me souvenir : je ne le puis… on me porte ou je marche, je ne sais… il y a un grand préau très propre, une petite lumière, une chaise de fer peinte en vert clair, je suis assis sur la chaise. Un homme vient qui me demande le nom de famille de ma très respectée mère, puis un jeune homme très comme il faut :
«  Vous avez la clavicule gauche cassée.
 Oui ! J’ai la… »

Ah ! Monsieur l’interne, vous paraissiez bon, attentif et humain, pourquoi m’abandonner à demi nu sur une chaise de fer et seul ? Ce n’est pas que je souffre mais dans l’état de faiblesse où je suis quels nouveaux maux ne dois-je pas attendre. Monsieur l’interne ! Ce n’est pas ma cause que je défends par cet écrit, c’est celle des pauvres et au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce n’est pas moi qui suis sur cette chaise de fer, ce n’est pas à moi, poète célibataire et bourgeois, que votre négligence va donner une congestion pulmonaire, c’est à la société tout entière que vous allez donner une congestion pulmonaire. Ah ! Vous ne craignez pas les haines, les vengeances ; vous n’avez donc pas plus peur des hommes que vous n’avez peur de Dieu, monsieur l’interne. Moi je suis indulgent, vous savez ! Je connais les nuits de travail, les exigences du travail et de la science, je sais qu’on n’aime pas à être dérangé et qu’on retourne, la corvée faite, à son microscope, à ses découvertes, ou plus simplement aux études préparatoires du prochain concours ou de la thèse, je sais aussi ce qu’est l’envahissement du fonctionnarisme… mais ne soyons pas injuste, on ne peut pas être des héros à toute heure. Tenez ! Je vais plus loin ! Vous m’avez donné par votre négligence une congestion pulmonaire, eh bien ! Je vous en remercie ! Vous m’avez enseigné la mort, la souffrance, et je voudrais qu’on l’enseignât à tous : c’est très sain. Combien de temps suis-je demeuré assis sur une chaise de fer, demi nu, dans un préau, pendant cette froide nuit du 27 janvier, je ne sais. Je n’avais pas d’âme. On compta, je crois bien, mes effets, et ce qu’ils contenaient on en fit un procès-verbal, il fallut le signer ; on me demanda, je crois bien, encore le nom de famille de ma respectée mère, puis je restai seul, toujours seul sur ma chaise. Vous m’entendez bien, monsieur l’interne, la Société tout entière était seule sur une chaise de fer dans un préau nu et froid pendant que vous étudiiez les matières de votre prochain concours. Y a-t-il un cours de morale pratique à la Faculté de médecine de Paris. S’il n’y a pas de cours de morale pratique à la Faculté de médecine de Paris, je propose qu’on en crée un. Hélas ! Encore un concours ! Encore des matières ! Encore une raison pour messieurs les internes de laisser la Société entière sur une chaise de fer dans un préau.

Enfin quelqu’un ! C’est une brave femme : elle est tout échauffée, la pauvre ! Elle enlève son bon manteau et son chapeau. Un infirmier la suit :
« Faut lui faire un bain, je suis sûr qu’il n’y aura pas d’eau encore cette fois ! J’suis en retard, hein ? Ma belle-mère a été malade. Oh ! Que c’est ennuyeux !
 Les messieurs comme ça, c’est pas sale.
 Ça ne fait rien, faut lui faire un bain. »

On m’enlève ce qui me reste de vêtements et l’eau ne coule pas. Si ! L’eau coule : elle coule froide. La brave femme, avec un grand dévouement, me lave à l’éponge, elle lave aussi mes habits qu’on met dans un sac.

« Eh bien ! dit l’infirmier, c’est-y jusqu’à demain qu’il restera dans le bain celui-là. Y en a d’autres qui veulent la place. »Je grelotte, j’entends des cris dans ma poitrine qui montent sans que je puisse les retenir. Chaque respiration soulève la chair déchirée. Vraiment, pour la première fois depuis l’accident, je souffre. Y a-t-il encore des formalités ? Ah ! Ça m’est égal. Je souffre, je gémis, je souffre, je souffre, l’univers n’est rien, ma souffrance est tout. Je suis devenu depuis une heure paquet de douleurs, et ce paquet de douleurs est sur une civière. Des corridors et des corridors ! La cour glacée ! Chaque mouvement berce ma douleur bruyante. Voici une salle, pleine de fumée de tabac, pleine de lits. J’expérimente que la fumée de tabac fait tousser les malades, j’expérimente que la toux est une inexprimable douleur pour les pneumoniques. Comme à ces heures-là, je l’appris dans la suite, il n’y a pas de médicaments, je souffris toute une infernale nuit de la toux, du tabac, de la poitrine, d’une immense défaillance qui m’empêchait d’invoquer mon seul secours dans l’abandon. J’oubliais Dieu et je n’avais pas la force de ne pas l’oublier. Eh quoi ! Mourir sans penser à Dieu ! Monsieur l’aumônier n’était pas là et certes personne n’aurait eu l’idée de l’aller chercher.

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Germinie Lacerteux, l’héroïne des Goncourt, à l’hôpital Lariboisière.

Le lendemain, des hommes aussi distingués que savants, se demandèrent à mon chevet comment les roues d’une voiture pouvaient déterminer une congestion pulmonaire.

« Traumatisme ! » voilà un mot que j’ai appris ce matin-là,
« C’est une congestion pulmonaire qui ne demandait qu’à se déclarer, dit l’un.
 Il était dans un état de faiblesse extraordinaire », dit un autre.
Par compassion pour ceux qui m’ont reçu, ou pour moi-même, je ne déclarai pas ma manière de comprendre l’origine du mal. Mais aujourd’hui que d’un banc du boulevard Magenta je contemple le mausolée des vivants, je croirais augmenter les maux de ceux qui m’y doivent succéder en ne signalant pas dans l’admirable service des hôpitaux cette imperfection : des négligences dangereuses à l’arrivée des malades. Avant de me laisser aller à des reproches envers une administration à qui je dois de la reconnaissance, j’ai demandé le conseil d’un sage : ne pas signaler un travers, c’est s’en rendre complice, m’a-t-il dit, et j’en suis persuadé…

Hôpital, n’es-tu pas le Paradis ? Pas tout à fait, tu es un Purgatoire, dans son lit blanc un malade sent qu’il est mort et qu’il souffre encore : d’assez bons anges voltigent ici et là ; condamnés à laver les mosaïques du plancher dès le matin, à porter des vaisselles pleines de la nourriture ou des immondices qu’elle produit, à contempler les horribles réalités de l’apparence humaine. Dans le calme d’après la mort la douleur terrestre persiste. C’est là le Purgatoire ! Les génies inventent bien ce qui peut faire souffrir davantage un mort : ils introduisent dans ce qui reste de ta chair les douloureuses aiguilles à ponction, mais c’est pour te faire mériter le Paradis des santés reconquises. Puis voici les journaux écrits en caractères illisibles et des figures terrestres un jour surgissent sans qu’on les ait senti venir ; elles parlent bas ; elles disent avoir été des amis au temps que tu vivais.

«  Il faut l’envoyer à la radiographie ! » dit un savant génie déguisé en parfait homme du monde.
Louange aux anges consolateurs du Purgatoire ! Louange à ceux qui adoucissent les maux des malheureux, qui consacrent leur talent à diminuer leurs supplices ! Louange à l’infirmier Pierre de la salle Chassaignac (service du très distingué chirurgien Wiart). L’infirmier Pierre a le génie de son métier, il touche un malade comme un pianiste respectueux de son art : « Là ! Une main à la nuque, l’autre au genou, ne vous raidissez pas ! Abandonnez-vous ! Laissez-vous aller ! » Ah ! Pourquoi les démons de la Réception des Marchandises ne vous ressemblent-ils pas ? Hélas ! Toute entrée dans un monde nouveau est pénible : c’est une loi.

Une main aux genoux, l’autre à la nuque, l’infirmier Pierre m’eût porté en Chine : avec des gémissements adoucis, sans un cri il me porte aux radiographies. Voilà que les souvenirs reviennent à ma mémoire, eussé-je pu alors en espérer un seul ? Infirmier Pierre, je me rappelle ce matelas en pyramide où, par vos soins intelligents, mon dos s’appuyait pour que je respirasse, le traversin attaché au milieu du lit pour que je ne glissasse pas. J’ai connu les bonnes volontés à l’hôpital, mais plus d’expérience, d’attention, de bonhomie souriante, non certes. Ah ! Qu’au Purgatoire beaucoup d’anges soient consolateurs ; il deviendra le Paradis ! Que sur la terre beaucoup d’hommes fassent leur métier avec une adroite bonté et il n’y aura plus besoin d’enfer ailleurs. Quel est donc le nom de ce radiographe qui laisse détruire la chair de ses mains par le radium plutôt que de renoncer à servir l’humanité ? Son nom est célèbre pour tout le monde : ma mémoire ne veut pas qu’il le soit pour moi. C’est pourtant à ce héros véritable que je dois la connaissance qu’on eut de mon état. Certes oui ! héros autant de fois grand qu’il y a de secondes dans une heure d’héroïsme, autant de fois grand qu’il y a d’heures dans un jour d’héroïsme, de jours dans une année, d’années dans une vie d’héroïsme. Pour consacrer votre sainteté, ce n’est pas le miracle qui manque sans doute, mais plutôt qu’il soit fait au nom du Seigneur. Mais y a-t-il un héroïsme désintéressé qui déplaise à Dieu ? Je ne puis le croire et l’abbé L… m’enseigne même le contraire. « … la religion est un soutien pour ceux qui ont besoin d’elle », m’a-t-il dit. Combien hélas ! En ont besoin et ne s’en doutent point dans ce Purgatoire de l’Hôpital qui deviendrait le Paradis sans eux. Il fut convenu qu’on guérirait ma pneumonie dans une salle de médecine et qu’on surveillerait ma clavicule de loin. Adieu, infirmier Pierre ! Adieu ou au revoir ! Mon arrivée fut une déception : ah ! Combien n’ai-je pas déçu de gens dans ma vie pleine d’espoirs et d’inconscients mensonges. Les protecteurs de mon enfance attendaient un savant ou un honnête fonctionnaire, je leur ai donné une espèce d’artiste assez ignare ; à ceux de ma jeunesse qui attendaient un peintre, j’ai donné un écrivain et réciproquement, à d’autres je n’ai rien donné du tout. Un docteur espérait par le bris de quelques côtes des ecchymoses intéressantes dans les poumons : il fut déçu. Et bientôt, obéissant à la mobile convention qui lie les guérisseurs et les démons de la bronchite selon les modes et les temps, ceux-ci m’abandonnèrent devant les ventouses et la poudre de Dower. Puissé-je un jour décevoir les démons de l’Enfer, du vrai, ceux qui clignent de l’oeil et ricanent à chacune de mes chutes. Ah ! Satan, de quelque nom que tu te nommes, puissé-je par le consentement de Dieu un jour décevoir tes porteurs d’outils à supplice et tes gendarmes !

O séjour apaisant ! La main de l’humanité intelligente a disposé les lignes calmes et les couleurs blanches pour faire de la salle où je suis un séjour apaisant. Un gouvernement plus autoritaire, mais plus intelligent que tout autre, a réglé ton bonheur et ton temps. Tu t’endormiras avec le soleil, tu t’éveilleras avec lui pour que les règles de l’univers soient les tiennes et que vous ne vous importuniez pas mutuellement. Chloral, bromure et véronal collaboreront avec les astres pour maintenir cette harmonie naturelle. Précédant et suivant ton beau sommeil et le coupant même parfois quand ils ont lieu l’un et l’autre à quatre heures du matin, les repas feront une agréable diversion à ta rêverie et à tes rêves. O repas égalitaires, combien vous avez satisfait mes instincts collectivistes. Et cela aussi est apaisant. Pour moi ! Il est bien entendu, n’est-ce pas, que je parle pour moi. Ah ! Si phtisique j’avais eu besoin d’un bifteck ! Si lombalgique, d’un régime déchloruré, ces repas m’eussent peut-être coûté la vie ou la douleur, mais la vie est-elle si précieuse ! Et la douleur, je ne me lasserai pas de le répéter, est la santé de l’âme. Eh quoi ! Ne sommes-nous habitués à la souffrance comme le cuisinier à ses ragoûts. Je vous assure que nous aurions autant de peine à nous séparer d’elle que lui d’eux. Voilà ! La journée s’écoule dans cette régularité mélodieuse, les mêmes erreurs  s’il y en a  reviennent avec la même douceur et se transforment en vérité par la répétition : il me semble entendre dans l’air cette musique par laquelle Gluck a peint les Champs Elysée des païens. «  Dans ce tendre asile aimable et tranquille… » Oui, les parisiens eux-mêmes hésitent à vous répéter les méchancetés qui circulent dans leur ville ou à en inventer de nouvelles. Voilà aussi l’heure des externes : ce sont des jeunes gens polis et cultivés : on ne doute pas qu’un jour ils doivent comme les docteurs leurs maîtres soigner les grands de la terre. Infirmières et infirmiers sont en somme d’excellentes personnes qui circulent et s’arrêtent quand on les appelle. Pas de comparaison avec le personnel de ce qu’on appelle par antinomie « maison de santé » et qu’on sonne tout un jour sans le décider à paraître. Je remercie… je remercie… je remercie les chers humbles du petit personnel qui ne se sont indignés ni de mes taches d’encre sur les draps, ni de mon étalage de livres, de papiers et de couleurs, je remercie ceux qui m’ont montré de la bienveillance, ceux qui ont bien voulu écouter mes bavardages et mes plaintes. Je regrette d’avoir, par attachement à la vérité et par devoir, relaté fidèlement mon entrée pénible dans le séjour de la paix. Ne serait-il pas possible d’accueillir les malheureux ou les blessés dans un endroit chaud et de départir au piéton dès son entrée un peu des soins que la science prodiguera au couché. Je demande pardon aussi pour quelque ironie où de légères imperfections m’induisent en souvenir : c’est pour ton bien, Lariboisière, c’est pour ton bien, mausolée des vivants, cher Purgatoire, cher et regretté Paradis. Oui !… enfin j’offre l’expression de ma reconnaissance au chirurgien et au médecin très distingués à qui je dois la santé ; faut-il les nommer ? Je n’ose pas ! Ah ! Si j’espérais que mes écrits dussent occuper la postérité, je leur donnerais bien l’immortalité en échange des années de vie terrestre qu’ils m’accordent, mais je n’ai pas droit à de telles prétentions. En somme pourquoi ne les nommerais-je pas : le chirurgien est monsieur Wiart qui a autant d’humanité, d’urbanité que de science ; le médecin est le docteur Clerc qui m’a semblé parfaitement bon et profondément épris de son art. Hôpital refuge unique de la misère et de la maladie et vous, messieurs, véritables apôtres de la charité, qui consacrez vos études, votre temps, votre vie au soulagement des humains. Vive la médecine française ! Vivent les médecins français qui sont bons et savants ! Franchement, je comprends que les rois et les empereurs du monde entier ne veuillent guérir que de leurs mains. Il y a vingt ans je fus soigné à l’Hôtel-dieu de la même maladie que Lariboisière a guéri, et aussi bien.

Entre-temps j’ai consulté à Saint-Antoine qui est le Purgatoire de l’estomac et du foie : je dois avouer que j’y fus assez malmené : on voulut absolument que je fusse héréditairement syphilitique, alcoolique ou tuberculeux ; on manifesta même cette volonté avec des rires et de la brutalité. Ne m’avait-on pas pris pour un ouvrier parce que j’étais pauvrement habillé ? Ce n’était pas une raison… messieurs de Saint-Antoine ! Mais toi, main divine du Seigneur, n’as-tu pas eu plus de pitié pour le pécheur pénitent que je suis que tu n’en avais à Saint-Antoine pour celui qui expiait péniblement ses excès. Main divine du Seigneur ! Je retrouverai donc partout l’ineffable trace de Vos Doigts.

Assez du banc ! Assez du boulevard Magenta ! Adieu mausolée ! Adieu ! Chemine si tes jambes peuvent te porter ! Voilà le tourbillon de Paris qui souffle et ta tête après une éclaircie se brouille et se perd. A quand l’aurore après ces nuits ! À quand la clarté après le rêve ! À quand la santé de l’esprit ! Hélas ! Voici le monde et ta propre sottise.

Francette Cléret et Pascal Gautrin dirigent une compagnie théâtrale 57 rue des Vinaigriers Paris. Ils sont spécialisés dans les spectacles de lectures - concerts d’oeuvres littéraires de Rutebeuf à Aragon.

Vous pouvez lire également :
J.P. Martineau : Une histoire de l’hôpital Lariboisière. Le Versailles de la misère, éd. l’Harmattan 2003



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