Sur les traces de la NRF, d’Albert Camus et de Gerhard Heller

A Paris sous l’Occupation
Le mercredi 28 septembre 2005.
En mai 1940, c’est l’état de choc comme en 1870. La guerre avec l’Allemagne a été déclarée en septembre 1939. Il ne s’est rien passé pendant les huit mois de « drôle de guerre » et d’immobilité des troupes, jusqu’au 10 mai 1940 et la percée éclair de l’armée allemande qui contourne la ligne Maginot par la Belgique, franchit la Meuse près de Sedan le 13, bombarde Paris le 3 juin et entre dans la capitale le 14. Deux millions de soldats français sont bientôt prisonniers.

Le 6 juin, le gouvernement avait été remanié une dernière fois sous la présidence de Paul Reynaud et la vice-présidence du maréchal Pétain. Un nouveau venu était apparu : le général Charles de Gaulle, quarante-neuf ans, nommé sous-secrétaire d’État à la Défense nationale et à la guerre.

À partir de mai 1940, c’est le choc de l’exode pour plus de six millions de Français, dont beaucoup de Parisiens menés par des femmes et des personnes âgées, les hommes étant encore mobilisés ou déjà prisonniers. Avec, au milieu du tragique, des situations cocasses comme celle d’Ilya Ehrenbourg qui reste quelques semaines dans la capitale, réfugié dans son ambassade, se promenant librement dans la ville, protégé par le pacte germano-soviétique [1] après avoir passé les années trente à combattre le nazisme. Il rassemble suffisamment d’éléments pour écrire sa Chute de Paris, qui sera jugée trop antifasciste par la censure soviétique de l’époque ! (Parmi les autres militants d’avant-guerre, Koestler se réfugie à Londres, Sperber en Suisse. Münzenberg, libéré d’un camp français de détention quelques jours avant l’invasion allemande, est retrouvé pendu à un arbre, assassiné sans doute sur l’ordre de Staline).

Le choc, c’est enfin, après la démission de Reynaud le 16 juin, la création du gouvernement présidé par le maréchal Pétain, qui chasse de Gaulle, Mandel, Campinchi et d’autres et signe l’armistice le 22. Quelques jours auparavant, le cabinet Reynaud avait envoyé de Gaulle en Angleterre négocier un plan de sauvetage avec le gouvernement britannique. Lorsque, le 16 juin, de Gaulle a présenté aux ministres réfugiés à Bordeaux la proposition de créer immédiatement une union franco-anglaise, ceux-ci ont refusé et choisi l’armistice par 13 voix contre 11. Courte majorité lourde de conséquence. Le 17 juin, de Gaulle redécolle pour Londres dans l’avion prêté par Churchill.
Les hostilités cessent le 25. Pierre Laval devient vice-président du Conseil le 27 [2] et le nouveau gouvernement quitte Bordeaux, le 29, pour Clermont-Ferrand, puis pour Vichy. Entre fantasmes et mythes, le maréchal apparaît dans ces premiers temps tantôt comme celui qui sauve la France du carnage, tantôt comme un fin renard plus fort que l’envahisseur, qui, tel Talleyrand, sera capable de refaire en quelques années une France redoutée [3].


Nous vous proposons ici une première balade dans le Paris occupé. N’oubliez pas l’heure du couvre-feu, et que les murs ont des oreilles !
Vous observerez que les rues sont calmes : la ville vit pratiquement sans voitures (seuls quelques centaines sont autorisées à circuler) et sans bus, qui ont été remplacés par les vélos, les tandems et les fiacres.

1) L’Institut allemand occupe l’ambassade de Pologne, 57 rue Saint-Dominique et organise de belles réceptions auxquelles participent Drieu La Rochelle, Ernst Jünger, etc. Gerhard Heller n’est ni un nazi convaincu - bien qu’ayant adhéré au parti en 1934 - ni un militaire de formation.
Revêtu d’un uniforme et promu lieutenant du jour au lendemain, il est nommé responsable du secteur littéraire de la Propagandastaffel basée 52 avenue des Champs-Élysées, avant de déménager bureau et logement rue Saint-Dominique en 1942. Son activité est supervisée par l’ambassade. Il est fidèle à Otto Abetz, qu’il a connu pendant ses études en France. Il se doute que certains éditeurs ou écrivains « fricotent » avec la Résistance. Lorsqu’il est informé d’une dénonciation de la femme de Jouhandeau concernant Paulhan - qu’il respecte - et Groethuysen, il se porte garant d’eux. Il va même jusqu’à donner son accord pour la publication de Pilote de guerre de Saint-Exupéry, qui est aussitôt retiré de la vente par ses supérieurs (Heller purge alors quelques jours d’arrêt). Il laisse publier La Pharisienne de Mauriac, roman inoffensif mais œuvre d’un auteur connu pour ses écrits résistants. Mauriac dira d’Heller qu’il est un peu l’officier du Silence de la mer.

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L’Institut allemand, redevenu ambassade de Pologne, rue Saint-Dominique.

2) Avant de quitter Paris en août 1944, il enterre son journal des années d’Occupation et un manuscrit de Ernst Jünger (La Paix) sur l’esplanade des Invalides, rue de Constantine entre les rues Talleyrand et Saint-Dominique. Il revient après-guerre les chercher mais ne les retrouvera jamais. Il publiera tout de même ses souvenirs [4] en reconstituant de mémoire les événements de cette période.

3) Paul Reynaud, président du Conseil au moment de l’invasion allemande, habite 5 place du Palais Bourbon de 1936 à 1966 (plaque).

4) Jusqu’à son rappel à Berlin en novembre 1942 et après son retour, avec des consignes plus fermes, en 1943, Otto Abetz réside à l’ambassade d’Allemagne, 78 rue de Lille. Chaque semaine y sont organisés conférences et thés de presse.

5) Le siège de la Nouvelle Revue Française et des éditions Gallimard, 5 rue Sébastien Bottin, est entre 1940 et 1944 un microcosme qui voit agir tous les acteurs de l’époque, des plus collaborateurs aux plus résistants. La NRF est la seule revue autorisée à paraître, dans la zone occupée comme dans la zone libre. Drieu La Rochelle, dont la position dans le paysage littéraire parisien a changé du jour au lendemain avec l’arrivée de son ami Otto Abetz à l’ambassade d’Allemagne, dirige la NRF à la place de Paulhan entre 1940 et 1943. Les bonnes relations qu’entretient Drieu avec Gerhard Heller permettent également la réouverture des éditions Gallimard fin 1940. Il appâte alors des écrivains vers la NRF en usant du discours de la littérature au-dessus de la politique. Gide, que son entourage a heureusement retenu de s’associer à Drieu, se désolidarise officiellement de la revue en mars 1941, après avoir lu des extraits de Chronique privée de l’an 1940 de Jacques Chardonne. Mauriac fait de même. Grenier refuse que la NRF publie ses écrits. Camus refuse que L’Étranger y paraisse. Drieu réalise après quelques mois que la « bonne littérature » est éditée dans d’autres revues que la sienne, des revues clandestines. La NRF cesse de paraître au printemps 1943.

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78 rue de Lille.

Pendant que la NRF vit ces turbulences, les premiers membres du Comité National des Écrivains se retrouvent à partir de l’été 1941 dans le bureau de Jean Paulhan, à quelques mètres de celui de Drieu (il s’agit de ne pas se tromper de porte !) : Guéhenno, Debû-Bridel, Blanzat, bientôt Mauriac, Decour. Ils y travaillent à la conception des Lettres françaises et aiment bien prendre pour cible… Drieu et la NRF ! Paulhan sert par ailleurs de plaque éditoriale tournante pour des revues publiées en zone non occupée (Poésie 40, 41, 42 à Villeneuve, Confluences à Lyon) ou en-dehors de France (Les Cahiers du Rhône en Suisse ou Fontaine à Alger). Au printemps 1941, Paulhan publie chez Gallimard un recueil de poèmes d’Aragon, Le Crève-Cœur. C’est une révélation pour ses lecteurs. Contournant la directive communiste qui stipule qu’être édité en tant de guerre, c’est trahir, Aragon a repris la forme de la poésie médiévale chantée. L’ancien surréaliste réconcilie vers et sensibilité populaire. Comme Eluard, il réussit le pari de redonner à la poésie « de guerre » une place que le roman lui avait ravie jusqu’alors. La subtilité de ses vers et l’appui de Gerhard Heller lui permettent de passer à travers la censure. Chez Aragon comme chez Eluard, sous couvert de chanter l’aimée, on chante la patrie.

6) Camus emménage 1 bis rue Vaneau en 1944, dans un studio voisin de l’appartement de Gide, que ce dernier, alors en Afrique du Nord, lui loue sans bien le connaître et sans le déclarer. Ainsi, Gide fait des économies et Camus, dont l’engagement dans la résistance commence à être soupçonné, vit à une adresse inconnue des services de police.

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L’hôtel Aviatic.

7) Lorsqu’il s’installe à Paris fin 1943 (il est alors embauché comme lecteur aux éditions Gallimard), il trouve à se loger dans une chambre - chauffée ! - à l’hôtel du 22 rue de la Chaise (qui n’existe plus). Ses journées de travail sont bien remplies et il ne parvient à consacrer à La Peste qu’une heure ou deux la nuit.

8) Dès le 15 juin 1940, l’Abwehr, le service de renseignements et de contre-espionnage de l’amiral Canaris, s’installe à l’hôtel Lutetia, 45 boulevard Raspail. Cinq ans plus tard, l’hôtel sera le centre d’accueil des déportés libérés des camps nazis (alors que la gare d’Orsay sera le centre d’accueil des prisonniers de guerre libérés).

9) Face au 35 rue du Cherche-Midi, un monument adossé à la Maison des sciences de l’Homme garde la mémoire de la prison du Cherche-Midi, où des étudiants sont incarcérés après la manifestation du 11 novembre 1940 sur la place de l’Étoile. De l’autre côté du boulevard Raspail, la statue de François Mauriac veille.

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L’entrée du 22 rue de la Chaise (en 2010).

10) Alors qu’il réside près du Chambon-sur-Lignon, Camus monte deux semaines à Paris en janvier 1943 et loge à l’hôtel Aviatic, toujours debout 105 rue de Vaugirard.

11) Maria Casarès habite 148 rue de Vaugirard et y reçoit parfois Camus dans les derniers temps de l’Occupation.

12) L’adresse parisienne de Pierre Seghers est le 230 boulevard Raspail entre 1944 et 1987 (plaque). Pendant la guerre, il édite clandestinement la revue Poésie depuis la zone Sud.

13) Pierre Benoit habite entre 1924 et 1947 le 120 rue d’Assas (plaque). Il collabore sous l’occupation avec Le Petit parisien, mais refuse d’accompagner Brasillach, Jouhandeau, etc. dans leurs voyages « culturels » en Allemagne.

14) Au 93 boulevard Saint-Michel se tient toujours le Student Hostel. C’est ici que Sylvia Beach se cache plusieurs mois après son retour de captivité en 1942.

15) À partir de février 1943, l’appartement d’Édith Thomas 15 rue Pierre-Nicole sert de lieu de réunion pour le Comité National des Écrivains créé en 1941. Employée aux Archives nationales, amie de Claude Morgan et de Paulhan, Édith Thomas accueille chez elle jusqu’à une vingtaine de personnes à la fois. S’y croisent, outre les deux précités, Mauriac, Queneau, Leiris, Camus, Sartre, Eluard, Duhamel, Guéhenno, les frères Tharaud, etc.

A lire aussi : Saint-Germain-des-Prés occupé.

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A droite, le 22 rue de la Chaise.

[1] Depuis le pacte germano-soviétique d’août 1939, l’URSS est l’alliée de Berlin. Le pacte est rompu en juin 1941 par Hitler qui, ayant vaincu à l’Ouest, s’attaque à l’Est.

[2] Jugé trop proche des Allemands, il sera remplacé en décembre par Flandin, à son tour remplacé par l’amiral Darlan en février 1941, jusqu’à ce que Laval revienne au pouvoir à la fin de l’année.

[3] Pour avoir du maréchal une vision différente qui prend toutefois en compte la bonhomie du personnage, on peut lire la belle nouvelle de Vercors d’août 1945 L’Imprimerie de Verdun (intégrée au Silence de la mer, Le Livre de poche n° 25).

[4] Un Allemand à Paris. 1940-1944, Gerhard Heller, éditions du Seuil.



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