Hirson

Le lundi 3 mai 2004.

"L’horizon se coupe brusquement devant des pâturages bocagers entourés de haies ; des rivières sillonnent le sol argileux, des cours d’eau se perdent dans les sous-bois où jaillissent des sources fraîches d’une extraordinaire pureté auxquelles se rattachent de gracieuses légendes."
Paule Roy, Clartés sur ma Picardie.

6H33, gare routière de Laon.
En route pour Hirson, au fin fond du département. L’autocar de la S.NC.F file tranquille sur la nationale 2, perçant au passage quelques écharpes brumeuses. Studieux comme l’écolier aux premières loges, je suis l’itinéraire, à l’aide de ma carte posée sur les genoux.
Le chauffeur, muet comme une carpe, écoute, sur les ondes, la voix rauque de Joe Cooker. A bord, trois coutumiers du trajet somnolent, insensibles au pathétique. Au loin, des touches d’un vert sombre signalent déjà les contours estompés de la vallée de la Serre, modeste affluent de l’Oise. Quelques flocons de nuages à l’horizon, potelés et crémeux à tenter la main, s’arrondissent au-dessus de champs dorés, quasi mûrs pour la faux.
La route bombe par endroits, descend dans l’obscurité des futaies pour mieux renaître dans la douce lumière du jour. De temps à autre, une ferme massive, ancrée au milieu des terres. Souvenirs fugaces des jours heureux,"lorsqu’on partait de bon matin", le cœur en fête. Je traverse Marle encore assoupie. Le paysage, insensiblement, change d’aspect. La route s’incurve, la terre se plisse ici ou là. Des haies escaladent les collines, longent les rideaux, s’éclairent de la lueur pâle des sureaux.
J’aborde Vervins. Sur la grande route de contournement, déferlent, dans l’autre sens, des camions venus de Belgique. Le Chaudron, hameau traversé par le Thon, modeste rivière, déjà quelques hirondelles matinales et joyeuses, en chasse au ras des toits, improvisent des parafes aigus.
Hirson enfin, reconnue grâce à la figure familière de la rotonde ferroviaire, dominant la gare de triage. Ville vainement frontalière, à l’aire de l’Europe, centre d’excursions où l’Oise, à peine naissante et capricieuse comme un cabri, invite à de lointaines aventures. Au café de Paris, les chaises ne sont pas encore descendues des tables. Âcres relents de tabac, de bière et de graillon mêlés. Le patron, en pantalon de pyjama, absorbé dans la lecture du journal local, muet lui aussi. Bienvenu à Hirson, connue pour son réseau de chemin de fer, ses inondations remarquables. Ville des forges et des fonderies, sur la route "Charlemagne", partagée entre sa vocation naturellement agricole et ses préoccupations industrielles, ultime étape avant les escapades nocturnes en Belgique.

Je prends un café noir, avant la route, ose briser le silence ambiant d’une question ouverte. Comment rejoindre l’Axe Vert et rallier Guise, par l’ancienne voie ferrée ? L’intention surprend. Monsieur "Pyjama" débite néanmoins des noms de rue, une ou deux directions, avec force détails et points de repère. Flot de paroles qui surprend, après les premiers instants de méfiance. Il suffisait de gratter un peu, d’écorner la carapace. Apprivoisé, il s’étonne du choix, me verrait bien prendre la direction opposée, plus riche culturellement, jeter mon dévolu sur l’abbaye bénédictine Saint-Michel, qui résonne encore de l’écho de ses moines défricheurs, parcourir, à une lieue d’ici, vers le Nord, les allées de la forêt communale.
Le discours, digne d’un employé de l’Office de Tourisme, ne me détournera pas du chemin tracé. Je conclus secrètement que les moines n’ont pas tout défriché, qu’ils ont laissé une part de mystère à d’autres aventures sur les sentiers obscurs, bordés de fougères et de prêles. Choisir, c’est apprendre à renoncer. Ma route empruntera donc l’ancienne voie du tortillard, transformée en chemin touristique, suivra les contours de l’Oise, d’Est en Ouest.
J’apprenais plus tard, sur un fascicule touristique, qu’elle avait pris naissance quelque part en Belgique, dans la pénombre du bois de Chimay. Une eau noircie des résidus de bois brûlé des bas fourneaux d’où les maîtres des forges tiraient les haches, privée de lumière, peuplée de divinités païennes.
La rivière ici, simple ornement du paysage, fait fi des frontières, cabriole sous le pont, avec une apparente docilité, loin d’avoir l’allure impériale, qu’on lui connaît du côté de Compiègne, prête à toutes les hardiesses et métamorphoses, capable de transformer le lit secondaire et les prairies adjacentes en vallée du Nil.

"L’Oise qui agrémente la Thiérache de ses rives bordées de prés où les vaches frisonnes mettent des taches noires et blanches sort des roches anciennes. Dans la nuit des temps, une mer tendue jusqu’à l’occident battait le massif de roche solide, dur et dressé "arduus", l’Ardenne. La mer devint plateau crayeux et sur celui-ci s’écoulèrent vers le Couchant les eaux ruisselant des hauteurs. Sur une large épine dorsale, entre les fonds parisiens et les fonds flamands, la course du calcaire est "une", comme fut une la mer, comme le fut l’immense coulée…", Sourire de la Picardie, René Normand.

Le départ est laborieux ; s’orienter dans la ville avec la carte relève de la gageure, nécessite une bonne vue. Je longe les vestiges du Fort Dubois et quitte provisoirement ma compagne fidèle, à la recherche de la coulée verte.
Sur l’ancienne voie ferrée, je me contente d’un aller simple pour Sorbais, sans les escarbilles.
Navigation facile, pour contempler tout à loisir le paysage.
Chemin dur où l’on sent, sous l’herbe rase, la présence des pierres concassées entre les traverses invisibles. Rien ne manque, ni les tables de pique-nique, ni les gares transformées en gîtes. Une belle reconversion touristique, qui ne vous met pourtant pas à l’abri des interminables lignes droites, du labeur monotone des jambes.
Village de Neuve Maison, je célèbre d’une rasade d’eau mes retrouvailles avec la coquette qui fait des tours et des détours à travers un paysage mi-sylvestre, mi-bocager.
Au village d’Ohis, ignorant les consignes de prudence du topo-guide, je m’encanaille sur le pont, interdit d’accès. Séance de coupe-coupe dans une jungle d’orties et de ronces enchevêtrées. "Indiana Jones" brave l’interdit, s’aventure sur le pont en fer, progresse sur les barres rivetées et rouillées, se satisfait du joli point de vue, maraudé sur le viaduc.
"Mister Hide" hésite encore ; son sac à dos de douze Kilos pourrait bien lui rappeler, à ses dépens, la Loi de Newton.
L’émotion passée, je reprends ma longue quête à travers la Thiérache, à la recherche de ma première église fortifiée. Le décor alentour, renouvelé sans cesse, paré de bouquets d’arbres, de pâtures ceintes de haies, titille vos pieds, irrésistiblement, vous invite à sortir des rails.
Prendre les sentiers de traverse, profiter des creux, des sinuosités, des cahots Wimy.
J’ose un détour, prends à droite résolument, après le cimetière.
Village à l’homophone trompeur, rien à voir avec la célèbre bataille, sur fond de moulin.
L’endroit est plus modeste, plus paisible, même si des ombres passent,"lorsqu’émerge un clocher à la silhouette hostile". Je convoque Marc Blancpain, chroniqueur local, éclairant les promeneurs déconcertés devant les églises à usage de châteaux (dont parlent les guides), aux tours coiffées en pyramides, aux flèches prêtes à jaillir, à l’angle d’une meurtrière. Elles sont nées, écrit-il, "de la longue misère des vilains, abandonnés à la rapacité de la soldatesque".
L’explication est suffisante pour comprendre ici l’origine des deux tours cylindriques massives, adossées aux murs latéraux, surgies spontanément de la peur. A peine si le portail en arc brisé, construit en creux et surmonté d’une fenêtre circulaire, en rehausse l’austérité guerrière.
Je m’éloigne ; le clocher, chapeautant le donjon de briques et les toits bleutés en poivrière, m’apparaît comme ridiculement petit. J’y mettrais bien volontiers un pont-levis sorti de mon imagerie médiévale.
Sur ma route, toute tracée à nouveau, sur l’ancien ballast, j’aborde le village d’Etréaupont.
Unité des tons ; le rouge des maisons à l’unisson des teintes vertes et jaunes.
Vue dominante sur un paysage herbager, empreint de quiétude. On doit cultiver l’herbe, avec amour, dans le respect du calendrier immuable.
A l’esprit, les scènes de fenaison, célébrées par Monet, des déjeuners sur l’herbe aux saveurs de Maroilles et de cidre. Sorbais, village simple et tranquille. Mes hôtes d’un jour truculents, les mets succulents. A la veillée, on échange les recettes, pour ne pas oublier la flamiche au Maroilles fermier, le lapin au cidre, la bière de Chimay. La nuit, dans la chambre de poupée au lit douillet, l’estomac se souvient encore du gratin de "patates", de la tarte au sucre, riche en beurre et du fromage carré.

Sorbais "C’est ici qu’il convient, comme disent les guides gastronomiques, de "faire le détour". Prenez à droite, résolument. Au flanc d’une vallée, le premier donjon de briques surgit soudain comme une sentinelle ; rien ne vous a prévenu : on n’y voit jamais bien loin, chez nous, car un arbre, un ployeux d’épines ou un talus suffit toujours à cacher la forêt, le village ou l’église. Trapu ce donjon rouge coiffé d’ardoises bleues, solidement planté dans le sol de glaise, sorti de ce sol même - comme une plante puisque les communautés de villageois bâtisseurs ont pris sur place argile et bois de chauffe - rude et simplet mais sérieux et résolu, semble-t-il, à protéger, quoique qu’il puisse advenir, son assemblée de misérables "cassines" et de bonnes fermes !", Marc Blancpain, Églises fortifiées de la Thiérache.

En route pour Guise

Je suis parti de bon matin après avoir remercié le couple, à l’accueil flamand.
C’est la belle heure pour la promenade. J’assiste à la joie simple des oiseaux renouant avec le jour ; les martinets virevoltent déjà, comme des aviateurs intrépides.
J’ai renoncé encore à prendre les chemins ciselés par le ruissellement des rus et le passage des hommes. Je me suis fixé d’atteindre Guise à la fin de la journée. La marche à nouveau orientée, programmée.
Le pont franchi, je retrouve la "Voie Royale" : l’Axe Vert, coincé entre la modeste départementale et la rivière, né de la fermeture de la ligne de chemin de fer, reliant Guise à Hirson. Les longs convois de marchandises, à la suite des trains de voyageurs, s’étaient tus, dans un dernier sursaut de vapeur.
Sur les petits trains de province, se faufilant dans la rosée et invitant au perpétuel voyage, il me revient un poème de Roger Bataille. "… Une machine est là qui susurre et somnole
Une face se montre et rabaisse le store…
Et la petite gare où tinte une carriole …"

De station en station, j’aperçois l’Oise fantasque.
Les vaches friponnes, enivrées dans leurs pâtures, piétinent, s’enfoncent dans les pataugeoires du cours d’eau, de leurs quatre sabots.
Fronts têtus, queues transformées en balancier de métronome…
Autreppes, premier village dans la douceur du jour.
Eglise, construite sur le plan d’une croix latine.
Donjon modeste, flanqué de mignonnettes tours arrondies. Il rappelle la précarité des lieux, les lendemains incertains, l’angoisse des ancêtres lorsque, redoutant le passage d’une horde, ils se repliaient sur leur maigre fortune.

"… Les signaux réguliers dans le dortoir des nuits
Des appels mystérieux que l’on ne comprend pas …"

Un peu plus loin, à la gare suivante, c’est Saint-Algis, avec son église dominant la vallée. Le donjon, devant la nef, semble avoir poussé comme une excroissance. Les maisons, tout autour, lui font corps.
Et puis c’est Erloy encore, que l’on devine au loin, sur les hauteurs, de l’autre côté de la rive, dans un décor verdoyant.
Silence, lenteur, royaume des grandes pâtures et des naseaux humant dans la terre nourricière.
J’y vois un décor, digne des écrits de l’historien Ernest Lavisse, quand il regrettait l’âge d’or des herbagers, juste avant que le chemin de fer (disparu à présent) ne vienne vider le monde rural. Il serait surpris, aujourd’hui, de voir la "raie noire du chemin de fer" se couler dans le vert. "Je viens de faire à Erloy mon pèlerinage de chaque année… J’ai revu le vieux moulin, mais sa dernière heure approche ; un industriel de Fourmies, qui l’acheta cette année, transforme en villa la maison du meunier, avec bow-windows, bien entendu. Le tic tac s’est tu pour toujours. Autreppes, Saint-Algis, Erloy sonnent encore l’Angélus chacun à son heure dite, mais il n’y a plus de vacher pour l’entendre ; la commune a vendu sa prairie, et des piquets noirs mal équarris, porteurs de fils de fer rouillé morcellent l’étendue verte que mon regard autrefois embrassait. Au pied de Saint-Algis, un petit chemin de fer trace une raie noire. Les champs ont été remplacés par des pâtures, et la rouille mange des socs de charrue dans des coins morts de hangars."
Ernest Lavisse, Souvenirs, 1912.

Après Saint-Algis, le lieu-dit de la Laiterie dont la toponymie me renvoie, en échos, au tintement des bidons, aux cris affectueux des fermières.
Je vois encore quelque ferme isolée, à l’allure de forteresse civile, détestant sans doute le voisinage de la route. J’imagine le regard du maître, chaque jour que fait le soleil, debout sur le perron et embrassant l’étendue de ses biens ; les étables qui fument dans la fraîcheur du petit jour, les remises où attendent la charrue et le cabriolet pour l’inspection générale et la surveillance des travaux de fenaison, les granges où dort la promesse d’autres matins comblés, les sacs de pommes.
C’est Englancourt que je distingue à présent, sur les étagements de la colline, associé à l’édifice fortifié, corpulent pour son cas, à tel point que l’œil du citadin niais pourrait le confondre avec une vieille sentinelle, dressée sur une motte féodale, à l’ombre des forêts de Chigny et de Règneval. Vers seize heures, j’entre en gare de Marly-Gomont.
Devant le bâtiment, en briques austères, reconverti en gîte, des randonneurs assagis ont posé sacs et bagages. Ils ont déployé, sur les files à linge, tous les signes patents d’une aisance tranquille. La table, garnie de victuailles, me fait penser à ces longues tablées de saisonniers après les travaux des champs.
Le temps d’un salut amical, me voilà propulsé sur la voie … Proisy, Romery, Beaurain. Le train n’arrête pas pour si peu.

"Oh ! les wagons éteints où l’on entend des souffles !
La palpitation des lampes au voile bleu …
Le train qu’on croise et qui nous dit qu’il souffre…"

J’ai quand même fait un arrêt à l’église de Beaurain, par la petite route.
Différente par son implantation, car située entre deux villages, elle me semble frappée de la même signature. Un donjon massif, carré, voué, quoi qu’il arrive, à protéger les hommes, puissants ou misérables.

Terminus à Guise, fin du voyage, à travers le pays des herbes, le long d’une rivière effleurée, proche, souvent vagabonde, bordée de saules têtards.

"L’entrée retentissante avec un bruit d’airain, De tout l’effort joyeux et bondissant du train, Dans les grandes villes pleines de murmures ! …"

"… il en est de toutes formes, de tous styles : tours carrées, trapues, accrochées au sol, ou rondes, tours légères coiffées en poivrière, échauguettes en encorbellement, bretèches et mâchicoulis, tout cela rappelle discrètement au voyageur attentif que la Thiérache fut et demeure aux marches de la France et que les invasions ne l’ont pas épargnée au long des siècles."
Ombres et clartés sur ma Picardie."
Paule Roy.


David.Delannoy@ac-amiens.fr.

Ecrivain-marcheur.
Auteur de Lectures Buissonnières (Editions La Vague Verte) et de Picardie Vagabonde (éditions Punch - 30 textes illustrés d’aquarelles de Roger Noyon et de Jean-Marc Agricola).



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