Dans le Paris de La Curée et des Rougon-Macquart

Le mercredi 16 août 2006.

« Ce grand innocent de Paris ! Vois donc comme il est immense et comme il s’endort doucement ! C’est bête, ces grandes villes ! Il ne se doute guère de l’armée de pioches qui l’attaquera un de ces beaux matins, et certains hôtels de la rue d’Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant, s’ils savaient qu’ils n’ont plus que trois ou quatre ans à vivre. » Aristide Saccard dans La Curée (chap. 2)

« C’était l’heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l’aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l’impudence du triomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n’était plus qu’une grande débauche de millions et de femmes. » La Curée (chap. 3)

La Curée est l’histoire d’Aristide Rougon - qui prendra rapidement le nom d’Aristide Saccard - dans la jungle immobilière parisienne au début du Second empire. Zola qualifie Louis-Napoléon Bonaparte et ses comparses d’« aventuriers du 2 Décembre » et montre comment Saccard devient l’un d’eux. Rien ne destinait Aristide à rallier ce parti, sinon l’appât du gain et son goût pour l’intrigue qui font le charme de la famille Rougon.

À moins d’éprouver les sentiments d’un Saccard, le lecteur ne s’identifie à aucun personnage du roman, tant chacun est antipathique, pitoyable ou foncièrement inexistant [1].
C’est bien l’effet recherché par Zola : que le regard du lecteur ne soit influencé par aucune sympathie et qu’il observe, comme dans un bocal, des hommes et des femmes se mouvoir en fonction de leurs passions et du contexte historique (ici, la transformation de Paris sous la férule du baron Haussmann).

Aristide Rougon n’a de mérites que celui d’avoir un frère député et d’être attentif à ce qu’il observe autour de lui. Son flair [2], sa persévérance et son énergie font le reste.

Il arrive à Paris, avec Angèle, sa femme, dans les premiers jours de 1852 [3], car il « sentait venir ce flot montant de la spéculation » après le coup d’État. Quelques semaines plus tard, son frère Eugène lui obtient un petit poste d’agent voyer adjoint à l’Hôtel de ville. Patiemment, Aristide creuse son trou, monte en grade et sait recueillir des indiscrétions sur les projets d’aménagement de la capitale. Il devient expert en manipulations comptables et en combines véreuses, gagnant l’amitié et la confiance de membres du conseil de Paris, dont celles d’un sénateur pédophile.
La mort d’Angèle lui permet d’épouser en 1854 la riche et belle Renée Béraud du Châtel, 20 ans, par l’entremise de sa sœur Sidonie qui a appris que la famille de la jeune fille cherchait à tout prix un candidat au mariage peu scrupuleux pour effacer la honte d’une grossesse accidentelle (elle perdra l’enfant avant terme).

Saccard y gagne 200 000 francs et Renée reçoit en dot des terrains à Charonne, une propriété en Sologne et un bel immeuble rue de la Pépinière. Il lui rachète ce dernier 150 000 francs pour le revendre 600 000 à la ville, car il est situé sur une zone à exproprier pour la construction du boulevard Malesherbes [4].

Le voici enfin en possession de moyens financiers conséquents pour mener à bien ses grands projets de spéculation immobilière, dont Zola explique le principe : « Les rouages de l’expropriation, de cette machine puissante qui, pendant quinze ans, a bouleversé Paris, soufflant la fortune et la ruine, sont des plus simples. Dès qu’une voie nouvelle est décrétée, les agents voyers dressent le plan parcellaire et évaluent les propriétés. D’ordinaire, pour les immeubles, après enquête, ils capitalisent la location totale et peuvent ainsi donner un chiffre approximatif. La commission des indemnités, composée de membres du conseil municipal, fait toujours une offre inférieure à ce chiffre, sachant que les intéressés réclameront davantage, et qu’il y aura concession mutuelle. Quand ils ne peuvent s’entendre, l’affaire est portée devant un jury qui se prononce souverainement sur l’offre de la Ville et la demande du propriétaire ou du locataire exproprié. […] Les trente-six membres du conseil municipal étaient choisis avec soin de la main même de l’empereur, sur la présentation du préfet, parmi les sénateurs, les députés, les avocats, les médecins, les grands industriels qui s’agenouillaient le plus dévotement devant le pouvoir » (La Curée, chap 2).

Saccard a donc trouvé sa vocation : acheter au prix du marché (ou en dessous) des immeubles condamnés à une expropriation prochaine, et manœuvrer pour les céder au meilleur prix à la commission des indemnités. D’année en année, l’importance de ses manipulations ne cesse de s’accroître. Il en vient à créer une caisse de crédit… qui prêtera à la Ville de Paris ! Il s’associe aux entrepreneurs de travaux publics. Il se fait construire deux hôtels rue de Marignan, deux boulevard Haussmann et quatre autres boulevard Malesherbes.

L’été 1854, Saccard a fait venir de Plassans son fils Maxime, 13 ans. Efféminé, vicieux, celui-ci devient le confident, sinon le petit frère de sa belle-mère, Renée, qui se consacre à ses amants et aux mondanités pendant que Saccard spécule.
La folie des grandeurs s’empare de ce dernier, pendant que sa femme, laissée à elle-même, lui aliène sa fortune, se soumet entièrement à lui. Les Saccards en viennent jusqu’à fréquenter les bals de la cour aux Tuileries.

Mais la chance tourne au début des années 1860. Saccard a trop investi dans des constructions qu’il doit revendre à perte. Il ne réduit pas pour autant son train de vie. En même temps surgit un événement imprévu : Renée et Maxime deviennent amants.
Pour subvenir à des besoins financiers que ne couvre plus son mari, Renée cède à d’autres amants, ce qui éloigne Maxime d’elle.

Saccard mène à bien son dernier grand rêve. Il réussit à obtenir une indemnité de trois millions pour les bâtiments construits sur les terrains de Charonne appartenant à sa femme, que s’apprête à traverser le boulevard du Prince-Eugène (bientôt rebaptisé en boulevard Voltaire).

Renée a découvert par Maxime la malhonnêteté de son mari.
Saccard surprend les deux amants. Dans un élan de désespoir, elle accepte de lui vendre les terrains de Charonne, espérant recommencer une autre vie avec ce peu d’argent et avec Maxime.

Mais Maxime épouse Louise de Mareuil, une jeune héritière dont la santé est condamnée et dont le père compte sur les appuis politiques de Saccard pour devenir député.

Renée meurt quelques mois plus tard de tristesse et d’épuisement.


Situons dans la capitale en transformation les lieux fréquentés par les acteurs de La Curée.

- Avec sa première femme Angèle, Aristide Rougon s’installe dans un petit logement rue Saint-Jacques début 1852. Après quelque temps, il est nommé commissaire voyer adjoint à l’Hôtel de Ville grâce à son frère Eugène, qui est prêt à l’aider à condition qu’il change son nom en Saccard afin qu’on ne les apparente pas trop facilement, et lui déclare « Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sont possibles. Gagne beaucoup d’argent, je te le permets ; seulement pas de bêtise, pas de scandale trop bruyant, ou je te supprime. » Aristide devient commissaire voyer en 1853. La douce et effacée Angèle meurt de maladie au début de la guerre de Crimée.
- Eugène Rougon habite rue de Penthièvre.
- Sidonie Rougon, sœur d’Aristide et d’Eugène, occupe rue du Faubourg-Poissonnière un petit entresol de trois pièces, ainsi que la boutique du rez-de-chaussée. Une porte cochère rue Papillon donne également accès à cet entresol. Sidonie y mène divers commerces allant de la dentelle aux chaussures, en passant par les cafetières, les pianos, et surtout des informations de toute nature sur la situation familiale et financière de ses clientes. « Elle était un véritable répertoire vivant d’offres et de demandes », bref, une entremetteuse. C’est elle qui négocie le mariage d’Aristide et de Renée, sans qu’ils se soient jamais rencontrés.
- Après la mort de sa femme, Saccard s’installe brièvement rue Payenne, dans un bel appartement de cinq pièces. Grâce aux manœuvres de sa sœur Sidonie qui lui a trouvé, avant le dernier soupir d’Angèle, une jeune fille riche à épouser, les voies de la prospérité vont s’ouvrir à lui.
- L’hôtel Béraud dans la rue Saint-Louis-en-l’Ile est le havre familial de la future Mme Saccard. « Il n’avait que trois étages, des étages de quinze à vingt pieds de hauteur […] Mais dans cette maison morte, dans ce cloître, il y avait un nid chaud et vibrant, un trou de soleil et de gaieté, un coin d’adorable enfance, de grand air, de lumière large. Il fallait monter une foule de petits escaliers, filer le long de dix à douze corridors, redescendre, remonter encore, faire un véritable voyage, et l’on arrivait enfin à une vaste chambre, à une sorte de belvédère bâti sur le toit, derrière l’hôtel, au-dessus du quai de Béthune ».
- Le mariage de Renée et de Saccard a lieu dans l’église Saint-Louis-en-l’Ile. Ils ne font connaissance que la veille. « La scène se passa le soir, à la tombée de la nuit, dans une salle basse de l’hôtel Béraud ». Aristide est un homme petit, âgé (40 ans), laid, mais rond et affable.
- L’immeuble de la rue de la Pépinière, revendu par Saccard à la ville de Paris, se trouvait au coin de la rue d’Astorg.
- Le couple emménage rue de Rivoli après le mariage.
- A la rentrée des classes 1854, Maxime rentre au lycée Bonaparte (aujourd’hui lycée Condorcet, rue du Havre). Il est « le Brummell de sa classe ».
- Dans leurs débauches respectives, père et fils se croisent parfois à la Maison d’Or (20 boulevard des Italiens, 1/3 rue Laffitte) et au bal Mabille, avenue Montaigne.
- au bout de la rue Monceau, à quelques pas du boulevard Malesherbes, se trouve le magnifique hôtel achevé à la fin des années 1850 pour les Saccard : « un étalage, une profusion, un écrasement de richesses. L’hôtel disparaissait sous les sculptures. » L’appartement de Renée est au premier étage et ses fenêtres donnent sur le parc Monceau.
- Mme de Lauwerens, belle femme de vingt-six ans, est une entremetteuse de luxe basée rue de Provence, qui concurrence Sidonie Rougon.
- Renée et Maxime se rendent un soir à un bal masqué chez l’actrice Blanche Muller, rue Basse-du-Rempart.
- Ils poursuivent la soirée au café Riche (18 boulevard des Italiens), où belle-mère et le beau-fils deviennent amant.
- Baptistin, un commis de Larsonneau, associé de Saccard, habite rue Jean-Lantier.
- Laure d’Aurigny, une associée en affaires de Saccard, habite boulevard Haussmann, en face de la Chapelle expiatoire. Saccard possède également un appartement au-dessus.
- Maxime, jeune veuf enrichi après le décès rapide de sa femme Louise, s’installe avenue de l’Impératrice (avenue Foch). On le retrouvera, comme son père, dans L’Argent.

[1] Les seuls personnages positifs du roman n’apparaissent que fugitivement : M. Béraud du Châtel, haut magistrat qui démissionne de ses fonctions après le coup d’État du 2 décembre 1851 et Céleste, soubrette de Renée Saccard, qui lui est fidèle jusqu’au moment où elle la quitte, ayant gagné assez d’argent pour acheter une maison en Normandie.

[2] « Il en devinait plus long que ses chefs eux-mêmes sur l’avenir de moellons et de plâtre qui était réservé à Paris. Il avait tant fureté, réuni tant d’indices, qu’il aurait pu prophétiser le spectacle qu’offriraient les nouveaux quartiers en 1870 » (La Curée, chap 2).

[3] « L’Empire venait d’être proclamé […] Le silence s’était fait à la tribune et dans les journaux. La société, sauvée encore une fois, se félicitait, se reposait, faisait la grasse matinée, maintenant qu’un gouvernement fort la protégeait et lui ôtait jusqu’au souci de penser et de régler ses affaires. La grande préoccupation de la société était de savoir à quels amusements elle allait tuer le temps. Selon l’heureuse expression d’Eugène Rougon, Paris se mettait à table et rêvait gaudriole au dessert. » (La Curée, chap. 2).

[4] « Saccard s’était permis, un jour, de consulter, chez le préfet, ce fameux plan de Paris sur lequel "une main auguste" avait tracé à l’encre rouge les principales voies du deuxième réseau. Ces sanglants traits de plume entaillaient Paris plus profondément encore que la main de l’agent voyer. Le boulevard Malesherbes, qui abattait des hôtels superbes, dans les rues d’Anjou et de la Ville-l’Évêque, et qui nécessitait des travaux de terrassement considérables, devait être troué un des premiers » (La Curée, chap 2).



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